Les Khmers Rouges
Il est difficile d’aller au Cambodge sans s’intéresser à son histoire. Qu’elle soit celle glorieuse des temples d’Angkor ou celle tragique des Khmers Rouges. Quels que soient les lieux, les personnes rencontrées, les ONG en place, tout rappelle le passé sanglant et les horreurs perpétrées pendant près de quatre années entre le 17 avril 1975 et le 25 décembre 1978.
Qu’avais-je appris au lycée ? Peu de choses. Alors dès que notre guide à Angkor, Kim, commence à parler de sa famille, de son histoire mais aussi de la situation générale au Cambodge, j’ai besoin d’en savoir plus. Je me plonge dans la lecture des ouvrages à notre disposition pour mieux comprendre ce pays et son histoire.
L’histoire récente du Cambodge est une horreur. En avril 1975, les Khmers Rouges menés par Pol Pot prennent le pouvoir et imposent une idéologie totalitaire d’inspiration maoïste poussée à l’extrême. Elle vise à transformer le pays en un gigantesque camp de travail forcé. Toutes les villes sont vidées. La population est « invitée » à travailler parmi les paysans dans des conditions relevant de l’esclavage. Les érudits et tous les cambodgiens « coupables » d’être enseignants, artistes, de parler une langue étrangère, d’être religieux ou même simplement de porter des lunettes sont exécutés. Tout ce qui pouvait évoquer la civilisation urbaine : l’industrie, les hôpitaux, les écoles, les administrations, est anéanti. La monnaie est abolie ainsi que toute propriété privée. Des centaines de milliers de personnes sont sauvagement exécutées lors de l’exode. Les familles sont disloquées. L’épuisement au travail, la famine et les maladies qui s’ajoutent aux exécutions provoquent la mort de plus de deux millions d’individus en l’espace de trois ans soit plus d’un tiers de la population.
A cette barbarie sanguinaire s’ajoute, un nombre de victimes incalculable: enfants embrigadés, personnes estropiées… Deux devises de l’Angkar traduisent une infime partie de leur philosophie meurtrière :
- « Couper une mauvaise herbe ne suffit pas, il faut la déraciner »
- « Il vaut mieux exécuter un innocent qu’épargner l’ennemi qui ronge le pays »
Encore sous le choc de l’horreur infligée à des Cambodgiens par des Cambodgiens, je quitte Siem Reap pour Battambang. L’heure est à la sieste quand tout à coup, je suis réveillée par une déflagration énorme. Les murs vibrent. Le son est sourd et impressionnant. Une seconde explosion se fait entendre quelques instants plus tard. Puis une troisième. J’attends quelques minutes qui me paraissent des heures avant de sortir du dortoir pour savoir ce qu’il se passe. Je rencontre la propriétaire. Elle est calme et posée. Elle écrit sur un panneau informatif l’activité du jour, du yoga. En plus petit, elle indique que des démineurs font exploser des bombes au bord du fleuve tous les jours vers 15h. Les traces de la guerre sont partout. Que l’on soit préparé ou non, cela fait partie de la réalité.
Le lendemain, c’est en me rendant aux « Bat Caves », grottes où des chauves-souris sortent par milliers au coucher du soleil, que je découvre les « Killing caves ». C’est une enfant de cinq ans qui m’accueille sur le parking. D’autres enfants comme elle guettent les touristes en espérant quelques dollars en retour. Je m’éloigne. Elle se rabat sur d’autres touristes. Cette gamine haute comme trois pommes explique, dans un anglais impeccable, que dans ces grottes les Khmers Rouges y torturaient et y jetaient les opposants. Mon estomac se contracte. J’ai des hauts-le-cœur. Un goût de bile dans la bouche. Je ne sais pas dire si cela est dû aux sculptures affreuses qui représentent la cruauté des cadres de l’Angkar ou à cette enfant qui raconte ces violences sadiques sans sourciller. Je pénètre dans la grotte où des centaines de crânes sont exposés en mémoire aux disparus. Je descends dans le gouffre mal éclairé. On ne peut imaginer toutes les atrocités perpétrées dans ces lieux.
Je me recueille et une question, qui depuis ne me quitte pas, émerge. Comment avons-nous pu laisser faire ?
L’extermination systématique d’une population, les camps de la mort, l’holocauste, étaient connu depuis trente ans. Comment se fait-il que l’Angkar ait pu anéantir et mettre à genou son pays sans que personne n’intervienne ?
Je rejoins Phnom Penh à la recherche de réponses à ces questions. Je me dirige vers les « Killing Fields » de Choeung Ek, à quinze kilomètres de la capitale. C’est l’un des principaux camps d’exécution des Khmers Rouges transformé en mémorial. Il ne reste rien de l’époque en dehors de quelques fosses communes et des crânes de victimes exposés à l’intérieur de la Stupa du souvenir. Le lieu est paisible. Loin de tout et au bord d’un lac. L’atmosphère du site est pesante. Et en même temps, à l’ombre des frangipaniers, la brise légère et le chant des oiseaux nous rappellent qu’en d’autres circonstances, ces lieux auraient pu être agréables.
Au cours de la visite, l’organisation bien huilée menant au massacre des personnes est expliquée. La similarité avec les trains de la mort ne fait aucun doute. Les personnes ne savaient pas où elles allaient. Elles ne pensaient pas qu’elles allaient être supprimées froidement. Les femmes et les enfants étaient séparés des hommes. Des produits chimiques étaient utilisés pour cacher l’odeur de putréfaction. Des chants de propagande étaient diffusés à longueur de journée pour couvrir les cris. « C’est là où les gens entrent mais ne sortent jamais ».
En marchant le long du lac, nous sommes invités à écouter différents témoignages. L’un d’eux me marque profondément. Il s’agit du témoignage d’une mère dont le bébé est mort en raison de la malnutrition et des conditions de vie. Le bébé était né en août 1978. Mon frère était un nourrisson à cette époque. Cela ancre en moi que c’est de l’histoire moderne. Aurions-nous été victime ou bourreau ? Je pense à ma famille, à mes amis. Qui et où serions-nous si …
Puis, je me rends à S21, Tuol Sleng. C’était le centre de détention le plus secret d’un réseau qui comportait deux cents prisons. Le règlement affiché à l’entrée de cette ancienne école annonce la couleur.
- « Règle 6 : pendant la bastonnade ou l’électrochoc, il est interdit de crier fort »
- « Règle 10 : si tu désobéis à chaque point de mes règlements, tu auras soit dix coups de fouet, soit cinq électrochocs. »
Chacune des salles est un cauchemar : les salles de torture, les cellules individuelles et collectives, les photos, les témoignages. Entre douze et vingt mille personnes y furent torturées et emprisonnées. Seuls sept survécurent.
Parmi toutes les photos de victimes, l’une me saisit. Il s’agit de Kerry Hamill.
C’était un jeune néo-zélandais qui accomplissait son rêve de faire un tour du monde à la voile. Arrivé dans les eaux territoriales cambodgiennes et ne sachant rien de la situation, il est accosté par les Khmers Rouges. Son ami exécuté, il est directement emmené à S21. Considéré comme un espion, il fut torturé à mort pour lui soutirer des informations. Est-ce le fait d’être moi-même en voyage autour du monde qui m’interpelle ? Est-ce que je me reconnais un peu dans le portait d’un jeune baroudeur occidental, avide de découvrir le monde et d’autres horizons, d’autres cultures ? Sûrement.
Je reste aussi admirative devant le courage de cet homme. Soumis à la torture jusqu’à trois fois par jour pendant des mois. Il fait des aveux bidons avec de nombreux symboles pour envoyer un ultime message d’amour et d’espoir à sa famille.
« In his confession, Kerry stated that Colonel Sanders (of Kentucky Fried Chicken fame, a popular chain of fast food restaurants) was one of his superiors.
He used our home telephone number as his CIA operative number and mentioned several family friends as supposed members of the CIA. For instance, Colonel Perram was our father’s gliding instructor. Captain Dodds is an old mate of Kerry. He also mentions a Captain Pepper which may well have been a reference to the Beatles’s album, and he talks about a Major Rouse. A ruse in English is a fraud or a confidence trick.
Perhaps the most poignant comment in my brother’s confession was the mention of the public speaking instructor « a Mr S. Tarr ». The instructor’s family name was spelt Tarr. Only the initial of the instructor’s first name “S” was given. S Tarr is in fact the name of my adoring mother Esther. Ester Hamill. That’s my mother’s name. He was sending a message to our mother. A message of love and hope. And it was as if, whatever the final outcome, he would have the last say.”
Les visites des « Killing Fields » et de « S21 » sont factuelles, froides, dignes, sans pleurs ni lamentations. Elles énoncent des faits indiscutables qui démontrent simplement l’inhumanité, la souffrance et la cruauté sanguinaire. Elles se terminent par le devoir de mémoire. Les mots prononcés par des Cambodgiens afin que l’on se souvienne résonnent encore. Ils font appel à notre humanité, au respect de la vie des hommes afin que d’autres génocides ne voient pas le jour. Et pourtant, d’une voix résignée, ils font le parallèle avec d’autres ethnocides : l’holocauste plus de 30 ans avant et le génocide rwandais 10 ans après. Il est dit plus jamais ; tout en sachant que malheureusement cela se reproduira.
Je quitte ces lieux sombres avec en tête la conclusion du frère de Kerry Hamill lors du procès du Directeur de S21, Duch, condamné en 2012 à la prison à perpétuité.
« If anything, anything at all, is to come from this trial and from my statement on behalf of those I love,
Let it be that the world takes notice of the evil can happen when people do nothing
Let it be that world decides that doing nothing is not an option »
Ne rien faire n’est pas une option. J’en suis intimement convaincue. Alors, que faisons-nous pour les Rohingyas ? Que faisons-nous pour ces populations qui meurent tous les jours de balles, de mines ou de faim ?
Qu’est-ce que je fais ?
2 commentaires
Jean-Luc SANJOSE
Un grand merci pour ce message poignant et tragique sur cette époque de notre histoire contemporaine ! Un témoignage qui permet de comprendre la cruauté humaine poussée à son paroxysme. Battons nous pour défendre la démocratie et les droits de l’homme !
Annick
Froid dans le dos. Et je manque de confiance dans l’humain pour croire que ça n’arrivera plus.