Vendre 35 m3 en un mois
Lorsque j’ai commencé mon voyage le 8 octobre 2019, la durée prévue était d’un an. J’avais à l’époque réfléchi au fait de garder ou vendre mes affaires. Prenant en considération le prix de la transaction potentielle et celui du rachat, j’avais opté pour stocker mes biens dans un container. Or, mes pérégrinations asiatiques s’étant poursuivies sur deux ans et demi et sachant que je souhaite repartir rapidement, ce qui était rentable au début, ne l’est plus du tout aujourd’hui.
Ainsi, l’un de mes principaux objectifs en rentrant en France, c’est de tout vendre. La tâche est ardue, pesante et vraisemblablement sans fin. Je me fixe un délai d’un mois à temps plein pour réussir cette mission.
Cependant, avant même de pouvoir commencer à commercialiser mes affaires, j’ai un problème de taille : je n’ai pas de lieu pour pouvoir faire le tri et les exposer… Cerise sur le gâteau, ma caisse de 35 m3 est à Lyon.
Ma première idée est de regarder les dépôts-ventes. Sans compter qu’ils sont maintenant spécialisés par domaine, aucun n’accepte un tel volume. Ils peuvent envisager de prendre certains objets : électroménager, HI-FI, meubles, mais avant toute chose, ils exigent d’avoir des photographies de ces derniers. Évidemment, n’ayant pas eu initialement en tête de vendre mes affaires, je n’ai aucune image à leur présenter. En plus, je ne peux pas faire de tri sur place.
Une alternative est de louer un local commercial, un magasin éphémère, un garage, un appartement vide… Outre le problème de la surface nécessaire, aucun propriétaire n’est d’accord pour que je transforme pour un mois seulement leur bien en un site d’exposition où, espérons-le, il va y avoir du passage.
À court d’options évidentes, la dernière solution que j’envisage est de changer de moyen de stockage. Un container ne peut pas être ouvert et fermé à volonté. De plus, tout est accumulé et compacté en vrac à l’intérieur. Il est impossible de voir quoi que ce soit. Aussi, a minima, si je loue un box dans un lieu d’entreposage, je pourrais y avoir accès de manière illimitée et commencer à ordonnancer les choses. Je fais donc le tour des enseignes qui proposent ce service tant à Lyon qu’à Paris. Quitte à tout envisager, autant regarder si ça ne vaut pas la peine de tout transférer à l’endroit où réside ma famille. Le montant d’une opération parisienne me ramène à la réalité. Je veux vendre mes affaires rapidement, pas commencer à générer des frais dans lesquels je ne rentrerais jamais. À force d’investigation, je trouve un local de 25 m² chez Shurgard, disponible immédiatement. Le coût est prohibitif, mais, par chance, ils ont une promotion. Tout nouveau client bénéficie du 1er mois à 1 € et il n’y a pas de délai de garde minimum. Comme je veux le garder 30 jours, c’est impeccable. Il ne reste plus qu’à gérer la sortie du container et la première étape préalable à toute chose sera franchie.
Comme rien n’est simple dans cette histoire, les discussions avec mon ancien déménageur sont, elles aussi, des plus tendues. Ce dernier oublie totalement le contrat initial et le fait que je l’ai réglé rubis sur l’ongle pendant plus de deux ans et demi. Ainsi, il s’offusque lorsque je refuse de m’alléger d’une somme astronomique pour récupérer ma caisse de son entrepôt. Prenant mes biens en otage, il cherche à me pousser à la faute ou à accepter l’inacceptable.
15 ans de management et de situations conflictuelles paient, je ne cède pas à son chantage. Après 15 jours de discussions sans fin, le 23 mars 2022, à l’aide de nouveaux déménageurs, de deux camions et des gros bras d’un « Marsouin » venu en renfort, mes affaires sont délivrées.
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À l’arrivée à Shurgard, avec « Marsouin », on se rend très vite compte que si je veux transformer le box en hall d’exposition, un seul emplacement ne suffira pas. Aussi, avec la bienveillance, la gentillesse et la complicité de l’équipe du magasin, qui ont déjà accepté exceptionnellement mon projet fou, il est normalement formellement interdit d’utiliser un box comme site de vente, une idée germe. Il faut prendre un second local pour 1 €. Sachant qu’il ne pouvait être loué par un membre de ma famille, je passe un coup de fil à une amie extraordinaire. En 30 minutes me voilà détentrice d’une seconde pièce de 10 m². La répartition peut avoir lieu. Dans le grand compartiment, les meubles à monter, l’électroménager, les lampes… Dans le petit, tout ce qui doit être trié.
L’aventure de la vente peut maintenant commencer !
Dès le lendemain, je fais appel à l’un des déménageurs pour me prêter main forte. Maintenant que tout est stocké dans le nouveau lieu, il faut remonter tous les meubles et tout photographier. Cela nous prend trois jours à temps complet à deux pour faire le gros œuvre. C’est hallucinant tout ce que l’on peut emmagasiner. Je n’en reviens pas d’avoir autant d’affaires. Dans un appartement de plus de 80 m², j’avais l’impression que tout était aéré, sans surplus. Compacté ainsi, je me demande régulièrement pourquoi j’avais besoin de posséder autant de choses. Mais, je ne suis pas là pour me poser des questions métaphysiques ou psychologiques, je suis ici pour porter, visser, assembler, nettoyer, organiser, mettre en valeur… Tout doit disparaitre dans moins de 30 jours maintenant !
Le 27 mars, tous les objets volumineux sont agencés de telle manière que les clients qui viendraient au box peuvent circuler aisément au sein de ma caverne d’Ali Baba. Ils pourront ainsi découvrir, tous les meubles de cuisine, les 2 matelas, le sommier, les 2 canapés, le vélo elliptique, le bureau, la table à manger, les tables basses, les chaises, les poufs, le bar, les armoires, les bibliothèques, le petit et le gros électroménager, les lampes, etc. Je fais à moi toute seule tout le catalogue IKEA.
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Il faut maintenant tout éditer. J’ai plus de 120 annonces à écrire et publier. Autant dire que je vais pouvoir ajouter une ligne à mon CV : spécialiste « le bon coin ». Tout rédiger, fixer un prix, joindre les photos nécessite un temps monstrueux.
Tout en commençant les visites et les ventes, j’arrive au bout de ma peine en 3 jours…
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Malheureusement, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il reste 10 m3 de boîtes composées de tout ce qui est petit : vaisselles, ustensiles de cuisine, livres, vêtements, linge de maison, bibelots, tableaux et autres objets divers… et deux grandes cantines métalliques scellées récapitulant près de quatorze ans de ma vie.
Devant ce travail herculéen à venir, je fais appel à un « Colibri » pour m’aider. Le 31 mars, elle débarque telle une tornade d’ondes positives bienveillantes. Notre ambition est de répertorier, en quatre jours, 28 cartons de livres et d’ouvrir les malles pour faire le tri.
En ce début de printemps 2022, il fait un froid terrible à Lyon et des giboulées avec chutes de neige sont attendues. À l’intérieur des box, l’air est glacial. Alors, nous décidons de louer une voiture et de la charger de tous les livres. Quitte à faire du référencement, autant le faire au chaud. Mais comment la résidence où nous avons réservé un studio va-t-elle réagir quand nous allons débarquer ? « Colibri » ne se démonte pas. Elle informe la réceptionniste d’un ton des plus solennel que nous devons effectuer un travail hautement confidentiel nécessitant l’étude, dans notre appartement, des documents contenus dans les cartons. Elle complète en disant qu’elle espère que cela ne causera pas de désagrément. Et la jeune femme de lui répondre : « ce qui se passe dans votre studio reste dans votre studio ». C’est ainsi que nous prenons un énorme chariot à bagages et commençons nos allers-retours.
Pourquoi tant de charivari pour des livres me demanderez-vous ? N’est-ce pas possible de les déposer quelque part et basta ? Eh bien, pour trois raisons. Dans les 28 cartons transportés, je ne me souviens plus de ce qu’il y a dedans, je souhaite donc faire le tri. Ensuite, dans ma vision des choses, un livre c’est précieux. On ne le jette pas ! On ne le brûle pas ! On le transmet ! On le donne ou on le vend, mais dans tous les cas, il doit continuer sa vie. Enfin, pour proposer le rachat de mes volumes à Gibert ou Momox, il faut pouvoir numériser avec un smartphone le code-barre de chaque livre. Si ce dernier intéresse la plateforme, alors une option de transaction m’est immédiatement communiquée. Si ce n’est pas le cas, je pourrais le confier à des associations ou des écoles…
Nous avons donc effectué ce travail de fourmi avec « Colibri ». Au total, plus de 1 000 livres ont été scannés. Gibert a validé près de 250 livres et Momox 150 recueils en tous genres. Ainsi, 16 cartons ont été offerts à « Recyclivre » dont les ambitions principales sont de favoriser l’accès à la culture, d’aider à l’insertion des personnes en grande exclusion et de réduire l’impact humain sur l’environnement.
Cette première épine du pied enlevée, il faut s’attaquer à la seconde, ouvrir les malles. Dedans, photos, souvenirs, objets d’une existence passée. On n’y pense pas forcément, mais quand on fait le vide comme je le fais, outre l’aspect matériel, c’est aussi tout un pan de vie que l’on revisite pièce par pièce. La personne que l’on a été, celle que l’on est aujourd’hui, celle que l’on espère être demain. J’ai donc revu le film depuis mes dix-huit ans. Pour certains objets et souvenirs, l’impact émotionnel est tel que c’est « Colibri » qui s’en est chargé pour moi. Heureusement ! 😊
Au 3 avril, cela fait dix jours que l’aventure a commencé et je me demande sérieusement si je vais tenir l’échéance que je me suis imposée. Si la commercialisation ne fonctionne pas, il faut envisager le don. Je contacte différentes associations et je suis surprise par leurs délais. Pour chacune d’elles, le premier créneau disponible n’est pas avant un mois et demi voire deux pour pouvoir venir enlever des affaires. De plus, ils m’indiquent, sans négociation possible, qu’ils n’accepteront pas tout. Ils feront une sélection des biens qui selon eux peuvent être revendus. Le reste, ils ne le prendront pas. Leur stock est déjà plein. J’accuse réception de cette information que je n’avais jamais envisagée. La décision se limiterait-elle à liquider mes affaires pour 1 € symbolique, à donner au premier venu, qu’il en ait besoin ou non, ou à jeter ?
D’autant plus que « le bon coin » me réserve quelques perles.
Morceaux choisis :
- Vos matelas sont-ils transportables dans le métro ou le tramway ? Est-ce qu’ils peuvent être roulés comme des feuilletés à la saucisse ? Les matelas vendus sont de l’excellente literie, ils ne sont pas en mousse… Que répondre ? Vous pouvez toujours essayer.
- À votre avis, votre canapé en cuir 3 places rentre-t-il dans ma Twingo ? J’ai la même question pour tout autre type de véhicule et également une armoire, un clic-clac et une commode. Ai-je précisé dans l’annonce que je n’ai jamais travaillé chez Renault et que je ne suis pas spécialiste automobile ?
- Je suis intéressée par votre sommier, mais je n’ai pas de voiture, auriez-vous un camion à me louer ?
- Votre bibliothèque est très belle, mais je ne voudrais que quelques planches, est-ce possible ?
- Je désirerais vous acheter l’armoire, mais je dois la mettre en pièces détachées pour la transporter dans ma Scénic. Cependant, je n’ai pas d’outils, pouvez-vous m’en prêter et m’aider pour le démontage et la livraison ? Quand on sait comment j’ai transpiré pour l’assembler pour qu’elle trouve acquéreur, pas question que je mouille la chemise une nouvelle fois pour faire l’opération en sens inverse. Chacun sa part du travail.
- J’aime beaucoup votre poubelle, mais est-ce que vous l’auriez en blanc ? Certes, j’ai beaucoup d’affaires, mais vous n’êtes pas dans un magasin.
- Votre bien me plait, il n’est vraiment pas très cher, mais est-ce que c’est possible qu’il soit gratuit ou presque ?
- Sans compter les arnaques potentielles qui fleurissent sur le bon coin. Un seul conseil : soyez toujours sur vos gardes quand vous souhaitez vendre quelque chose.
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Survient alors un petit miracle. Je rencontre un homme venu initialement pour acheter la télévision. Il fait le tour du box et il me dit être intéressé par la moitié de mon stock voire plus. Il a la charge d’envoyer en Afrique, par bateau, tout objet d’ameublement, d’aménagement, d’ornementation… Évidemment, tout est encore négocié à la baisse sur des prix qui étaient déjà riquiquis. Mais l’opportunité est trop belle, j’accepte. Je l’informe que j’ai aussi d’autres réserves de vaisselle, linge, décorations…, non exposées pour l’instant. Pas de problème, il va considérer mon offre si je sais tout lui montrer dans 5 jours. Le 14 avril, il acquiert encore un très gros tiers de mes affaires.
Les ventes aux particuliers se poursuivent, mais la fin du stock intéresse moins. De plus, j’ai fait le choix d’arrêter les publications notamment pour les vêtements, les bibelots et tous les petits objets. Je donne donc ce qui me reste à l’association « Notre-Dame des Sans-Abris ». S’ils prennent les articles « à potentiel », ils refusent tous ceux qui sont selon eux « invendables, trop nombreux sur le marché », et ce malgré leur parfait état. Il ne subsiste plus qu’une seule option, la déchèterie, car les laisser sur la voie publique pourrait me causer des problèmes. C’est donc la mort dans l’âme, avec la compréhension des agents qui n’ont malheureusement pas le droit de les récupérer, que je les mets à la benne.
Le 19 avril, je rends les box. Tout est vendu, donné ou jeté. De cette expérience, je garde en mémoire de belles rencontres qui ont permis à certains, par l’achat de mes meubles, de commencer une nouvelle vie. Un jeune couple emménage ensemble pour la première fois. Une femme démarre un autre chapitre de son existence et mon histoire lui prodigue du courage. Des parents installent leur aînée dans son premier appartement…
De mon côté, je conserve environ 5 m3 sur les 35 m3 initiaux. Je n’ai préservé que le fondamental et ce qui a une valeur sentimentale absolue : mes peluches d’enfant et mon agrandisseur photo.
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Le tome retraçant près de 25 ans de ma vie est clos. Plus qu’à écrire de nouveaux souvenirs… avec moins de meubles, c’est certain !