Les portraits de Baloo,  Vietnam

Gardienne du Resort de Tam Thanh

Il y a des expériences que l’on ne pense pas faire figurer un jour sur son curriculum vitae. Gardienne du resort de Tam Thanh rejoint ces autres activités hétéroclites : caissière, culture d’oignons, vendange, traite de chèvres… Étrangement ou pas, je ne les ai jamais mentionnées en entretien d’embauche et peu évoquées avec mon entourage. Pourtant, chacune de ces situations a été une aventure riche d’enseignement.

Comme chaque histoire, celle-ci débute par un heureux hasard. Nguyen doit se rendre avec sa femme et ses enfants à Hanoi pour visiter sa famille. Il me demande donc de tenir l’hôtel avec Quy, un jeune vietnamien d’une quinzaine d’années ne parlant que le dialecte de son village.

En quoi consistent mes missions : faire le lien entre Quy et lui, accueillir les clients étrangers si besoin, s’assurer qu’il n’y a pas d’intrusion, arroser les plantes… J’accepte. Je soulève cependant quelques points infimes. Je ne m’exprime toujours pas en vietnamien. Quy ne parle pas un mot d’anglais. Si ce sont des locaux qui se présentent, je vais leur dire xin chào (bonjour) et tam biêt (au revoir). Un peu court, non ? Il me sourit. Ce n’est pas un problème. Normalement, l’hôtel est fermé sur les plateformes de réservation. Il ne devrait pas y avoir de passage en dehors de personnes de Tam Ky ou des alentours. Il a confiance en moi. Selon lui, je trouverai avec Quy des solutions. Au pire, on peut toujours se joindre.

Évidemment, il n’est pas parti depuis dix minutes que deux Vietnamiens arrivent pour séjourner au resort. Comme c’était prévisible, ils ne parlent pas anglais, ni français, ni italien, ni espagnol… peut-être chinois, mais pas moi. Je fais signe à Quy dont la seule réaction est « Nguyen » avec un geste de la main signifiant « appeler ». Je m’exécute. Ça sonne. Pas de réponse. J’écris un message. Pas de retour. Comme toujours, je fais l’appel à un ami qui m’a sauvé dans nombre de situations : Google translate. Non sans difficulté, on arrive à se comprendre. Ils prennent une chambre et pour les détails on verra plus tard. Si mes dix jours de gardiennage sont ainsi : « Vive l’improvisation et le mime ! »

Finalement, à l’exception de quelques personnes qui sont venues profiter de l’endroit, de la mer et d’une noix de coco fraiche, Quy et moi sommes restés seuls avec quatre chiens pour compagnie. Et c’est là que la magie opère.

Je ne sais que peu de choses sur la vie de Quy. Seuls quelques éléments m’ont été communiqués par Nguyen. A priori, son histoire pourrait être tirée de Dickens : famille pauvre dormant à plusieurs sur la même paillasse, pas d’éducation, alcoolisme du père… Rien de bien réjouissant.

Depuis que je le connais, j’observe Nguyen être une figure paternelle de substitution lui apprenant un métier, à cuisiner, la rigueur… Aussi lorsque nous déjeunons ensemble pour la première fois en tête à tête, Quy et moi, nous ne pouvons communiquer. Je vois dans son regard de la dureté comme seuls les enfants n’ayant pas eu d’enfance peuvent avoir. Cela dit, je trouve une petite flamme dans ses yeux et dans son sourire quand je fais le clown ou l’amuse malgré moi.

Ce bout de jeune homme est très attentif. Pour lui, c’est son rôle de me protéger, de me nourrir… Il me sert généralement une double ration de riz midi et soir. Je ne peux lui dire qu’après dix-huit mois d’Asie je commence à fatiguer du riz sous toutes ses formes (blanc, bouilli, en porridge, frit…). En plus, je ne suis plus en pleine croissance, mais refuser semble le chagriner. Il met tant de gentillesse dans les plats qu’il nous apporte. Cependant, je pourrais être sa mère. J’ai plutôt le sentiment que c’est à moi de garder un œil bienveillant et vigilant sur lui. Alors, sans qu’aucune parole ne soit formulée, nous veillons mutuellement l’un sur l’autre.

La première fois qu’il me fait un signe de crawl, cela signifie : « aller nager ». J’essaie tant bien que mal de déterminer s’il sait comment faire. « OK, OK » est sa réponse. A-t-il compris ce que je lui ai demandé ? Aucune idée. Lorsqu’il part vers l’eau cristalline et ses vagues, avec un gilet de sauvetage, mon sang ne fait qu’un tour. Je ne peux pas le laisser seul. Je cours pour le rejoindre. Je me retrouve tout habillée à surveiller qu’il ne va pas au large. Il fait plus d’éclaboussures qu’il n’avance, mais cela fonctionne. Je tente de le guider pour les mouvements de bras, de pieds. J’essaie de faire en sorte qu’il m’imite. Sans succès. En revanche, il rigole de me voir m’escrimer à vouloir lui expliquer tel un pantomime trempé.

Deux jours plus tard, je profite sereinement de la fraicheur marine après un après-midi caniculaire. La mer étant basse, je dois vraiment m’éloigner du bord pour avoir de l’eau jusqu’aux hanches. Je papillonne, je fais la planche… Tout d’un coup, j’entends des coups de sifflet. Je me retourne et je vois Quy nager vers moi. Je pense naïvement qu’il souhaite simplement se baigner et me signifier sa présence. Rien de tout cela. Il est encore vêtu de son jean et de sa chemise. Il me fait de grands signes. Je crawle vers lui rapidement. Il repart déjà vers la plage.

Intriguée, je sors quelques instants après lui. Se passe-t-il quelque chose à l’hôtel ? Quand, je le retrouve, je lui fais des mimiques pour essayer de comprendre. À son visage et ses expressions, je perçois qu’il a eu peur. Il ne me voyait plus. Je crains qu’il n’ait cru que je me noyais. Je suis tellement désolée de lire la frayeur que je lui ai faite. Je m’excuse mille fois. Il sourit faiblement et me dit « OK, OK ».

J’ai été imprudente. Évidemment, je ne courais aucun risque, j’avais pied, la mer était calme. Lui m’imaginait en danger. Je me promets de ne plus revoir ce regard, de profiter que nous ne sommes que nous deux pour être une grande sœur complice et solidaire.

Peut-être, puis-je lui faire découvrir quelque chose ?

Je crains qu’il ne sache ni lire, ni écrire ou ni même compter. J’aimerais tellement pouvoir l’aider de façon durable. Cependant, enseigner à un jeune potentiellement illettré n’est pas chose aisée. Je doute de mes compétences pour le faire en français. Alors en vietnamien, mission impossible. Il dessine, je peux à minima lui donner mes stylos de couleur et partager cela avec lui.

Je ne trouve pas que ce soit suffisant. Que peut-on faire quand le chat n’est pas là ? Quels sont les centres d’intérêt d’un adolescent ? Manger de la junk food, regarder des films, jouer à des jeux vidéo et écouter de la musique, cela me semble un bon début.

Je me rends donc à Tam Ky. J’achète des muffins au chocolat, du poulet bien frit à Jollibee, équivalent de KFC… Quand je rentre, ses yeux pétillent. L’enfant est là. Cadeau suprême, je lui tends mon téléphone. Il peut télécharger tous les jeux de voiture ou de combat qu’il souhaite et visionner des mangas. Il semble aux anges. Son bonheur rayonne pour quelques instants.

Les jours qui suivent se déroulent toujours de la même manière. Quy se charge de l’entretien du resort. J’accueille les clients quand il y en a. Je fais le lien avec Nguyen. J’écris. Souvent, Quy s’arrête juste derrière mon épaule. Il regarde mon écran d’ordinateur. Il semble vouloir déceler le sens des mots qui noircissent mes pages. Pour essayer de partager avec lui le sujet, je trouve des images qui pourraient lui parler. Puis, nous nous retrouvons sur la grande table du restaurant pour déjeuner et diner. Chaque fois, ses yeux s’animent quand il choisit la playlist que nous allons entendre en mangeant. Grâce à lui, ma culture musicale vietnamienne s’est nettement améliorée. Une fois le repas terminé, je retourne à l’écriture. Il est à mes côtés avec mon téléphone. « Oui, oui, oui », il gagne. « No, no, no », il perd. Il se concentre, ignorant le monde qui l’entoure. Tout d’un coup, la victoire, il se transcende. Il a l’air heureux. Je ne sais pas dire si c’est lié à cette réussite, à notre complicité silencieuse ou encore l’entorse autorisée aux règles habituelles. Je suppose que c’est un tout.

Après dix jours, c’est la fin des vacances. Nguyen rentre tout à l’heure. Alors je double le temps de récréation. Je vais bientôt repartir. Je ne serai plus la gardienne du resort. Il ne pourra plus bénéficier de ces petits plaisirs quotidiens.

Toujours sans un mot, il me tend sa main pour faire un « high-five ». Une fois, deux fois… Au travers de nos regards pleins d’émotion et nos sourires, nous savons que ces quelques jours ont été bien plus que de la collocation. C’était une parenthèse enchantée. J’espère que ce sera pour lui quelques bulles de champagne dans ce monde.

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