Noul, Saudel, Molave, Goni, Vamco & Co
Vous souvenez-vous du passage dans Forrest Gump, quand il est au Viêtnam, qui commence par « Un jour, il s’est mis à pleuvoir, et ça n’a plus arrêté pendant quatre mois. On a connu toutes les sortes de pluie possibles. La toute petite pluie fine cinglante… La grosse pluie d’averses… La pluie battante de côté… Et certaines fois même, une pluie qui semblait venir d’en dessous… Pire, il pleuvait même la nuit ».
J’ai souvent pensé que cela était exagéré. Cela permettait de donner un sens dramatique à ce moment du film. Il s’agit d’un passage sur la guerre du Viêtnam. Je suppose que l’idée était également de montrer la difficulté des conditions climatiques auxquelles les soldats américains devaient faire face.
Cela m’a semblé d’autant plus excessif, lorsque, échangeant avec des Vietnamiens ou des expats présents l’année dernière, ils me disaient qu’en tout et pour tout, ils avaient eu dix jours de pluie et quelques ondées.
Cependant, cette année, la saison des pluies au Viêtnam est bien celle de Forrest Gump. Un jour, mi-septembre, il pleut dru. Cela fait du bien. Nous quittons nos habituelles 38 °C pour un petit 30 °C. On respire. À ce moment-là, je ne me dis pas une seule seconde que la prochaine fois que le beau temps reviendra pour de bon, ce sera mi-janvier.
Les premiers jours, la pluie est fine. Cela rafraîchit l’atmosphère. Plus besoin d’utiliser la climatisation. Cela permet de vaquer à ses occupations sans être couverte de sueur en deux minutes. J’apprécie ces quelques jours. Nguyen est confiant, cela ne durera pas.
Alors, arrive le premier typhon de la saison. Il s’appelle « Noul ». Il nous frappe le 18 septembre 2020. C’est le cinquième depuis le début de l’année, mais le plus virulent. Il touche le centre du Viêtnam. Nous sommes épargnés. En revanche, les premiers dégâts violents sont constatés à Hué et dans des provinces plus au Nord : inondations, maisons détruites, premiers morts.
À partir de ce moment, je commence à sentir la tension chez Nguyen et sa famille. J’installe une application sur mon téléphone. Je prends l’option : précipitations, hauteurs des vagues, vue satellites… J’en deviens obsédée. La pluie devient de plus en plus forte et à force, un lac artificiel se crée sur le parking. Nguyen crée un système d’évacuation avec des tuyaux d’arrosage et un petit moteur pour essayer de réduire le lac en renvoyant l’eau vers la mer. Autant dire, comment vider la mer avec une petite cuillère.
Au fur et à mesure, nous nous habituons à la pluie, à l’humidité. Elle est pénétrante, persistante. De plus, en raison des tempêtes incessantes et des vents violents, le système électrique du resort saute.
Je cherche à aider Nguyen pour réparer et protéger les lieux. Mais mes compétences en bricolage se limitant à la capacité à accrocher une tringle à rideaux et monter un meuble IKEA, je ne peux être d’une grande utilité.
J’essaie aussi de m’habituer à vivre enfermée dans mon bungalow sans électricité. Je ne suis pas confinée, mais cela y ressemble. J’apprends à vivre aussi à la bougie et sans eau chaude. Les chiens apeurés par la pluie continuelle et la tempête ou simplement souhaitant un coin au chaud, élisent domicile chez moi. Ça sent souvent le chien mouillé, mais ils sont une présence chaleureuse et rassurante.
C’est une expérience nouvelle où finalement, je me rends compte du peu dont on a besoin.
Je ne suis pas, « Robinson Crusoé » non plus. Après plusieurs jours, Nguyen réussit à remettre le courant dans la cuisine, la salle de restaurant et deux ou trois bungalows. Ainsi, je mange chaud, je peux recharger mon téléphone et mon ordinateur. Cependant, je laisse ces bungalows à Nguyen et sa famille et à des personnes devant travailler tous les jours.
Puis arrive « Saudel », le 25 octobre. Affaibli après avoir dévasté les Philippines, ce typhon se transforme en tempête tropicale. Malgré cela, tous les efforts pour vider le lac artificiel et remettre l’électricité sont anéantis. Pire encore, pour la première fois la mer monte jusqu’au restaurant.
Je suis au téléphone avec une amie dans la salle de restaurant. Il est presque 20 h. Nous discutons de choses et d’autres. Nous rigolons. Quand tout à coup, je la vois arriver. L’eau puissante et noire jusqu’à mes pieds. Elle balaie tables et chaises et ne laisse dans son sillage que du sable. Je raccroche. Nous restons hébétés devant ce qu’il vient de se passer. Puis, quinze minutes plus tard, une deuxième vague arrive, plus haute, plus forte. Avec Nguyen et les quelques personnes qui sont au resort, nous prenons chaises et tables, déplaçons tout ce que nous pouvons afin de réduire les potentiels dégâts.
Le lendemain, après une nuit sans sommeil, je constate attristée les dégâts. J’observe ce lieu, où j’ai passé plus de quatre mois, balafré. La terrasse et les escaliers donnant sur la plage sont partiellement détruits. Ce qui me serre le cœur au plus haut point, c’est Pi. Ce petit bonhomme de six ans regarde autour de lui, sa maison, les traînées de sable laissées par la mer, les briques jonchant le sol. Il a un air stoïque. Les mains dans le dos et sans une larme, il marche de long en large. Il ne dit pas un mot. Il appréhende ce qu’il vient de se passer.
D’autant plus que la crainte est maintenant bien présente. Un nouveau typhon est déjà dans le sillage de « Saudel ». Il s’agit de « Molave ». Il frappe dans notre direction, le 28 octobre. Il devrait être très violent. Des vagues de plus de six mètres, des vents à plus de 150km/h. Probablement, nous devrons évacuer.
Une course contre la montre débute. Nous avons deux jours et demi pour protéger au maximum le resort : bungalows, cuisine, restaurant… Par chance, pour les deux prochains jours, la météo semble clémente. Nguyen et moi établissons un plan de bataille. La première étape est de faire construire une sorte de palissade devant le resort. Elle doit servir de bouclier pour « casser » les grosses vagues. Il fait appel à des ouvriers pour construire ce rempart en bambous. Avec les personnes qui séjournent au resort, Bob, Brian, Coco, Cindy, Quy et Nguyen, nôtre tâche principale est de remplir des sacs de sable. Ils viennent renforcer le parapet et chaque bungalow. Combien en avons-nous fait ? Peut-être plus de sept cents… J’ai les mains entaillées par les sacs et le sable. Mon dos me fait souffrir, mais il faut continuer. Le 27 octobre en début d’après-midi, nous devons évacuer… Après, il sera trop tard. C’est donc maintenant qu’il faut agir.
Trang, l’épouse de Nguyen, est inquiète. Nguyen ne veut pas partir. Il souhaite rester en s’installant dans une maison haute à l’arrière du resort.
À 14 h, elle part avec les enfants, Coco, la mère de Nguyen, tous nos sacs et des vivres pour trois jours vers notre maison de repli située à 5 km. Sur place, la police l’informe que c’est également une zone inondable. Il faut aller à Tam Ky, à 12 km dans les terres. N’arrivant pas à joindre son mari, elle m’appelle. Elle me fait part de son angoisse. Je lui fais la promesse de rester avec Nguyen et de le ramener avec moi à l’hôtel à Tam Ky.
À 16 h, les derniers sacs de sable sont faits. Le temps commence à changer. Bob et Brian partent. Je reste avec Nguyen et Quy. Il faut encore sceller les portes et les fenêtres. Si le typhon est aussi violent que prévu, c’est un combat perdu d’avance, mais Nguyen ne lâche rien. À nous trois, nous poursuivons encore et toujours. Chaque porte, chaque fenêtre, chaque objet électrique devant être surélevé à plus d’un mètre… Ce n’est qu’à 21 h que nous quittons les lieux tous les trois. Malheureusement, nous laissons derrière nous, mon Black et les autres chiens. Je veux emmener Black avec moi. J’ai peur pour lui. Mais ce n’est pas raisonnable. Nguyen essaie de me réconforter en me disant que « tout ira bien ».
Nous faisons route vers Tam Ky sous une pluie et des vents de plus en plus forts. Notre refuge est un hôtel. Il est barricadé. Une fois à l’intérieur, on ne voit plus l’extérieur. Ma chambre de 9 m2 est un bloc de béton sans fenêtre et sans électricité. Je ne vois rien, mais j’entends tout. Le bruit du vent violent sur la tôle ondulée, la puissance de la pluie, les objets qui tombent… Cela dure des heures sans discontinuer.
Une seule pensée m’obsède : comment ça va là-bas ? J’ai peur que Nguyen et sa famille ne perdent tout. J’ai peur pour mes chiens.
La fille de la ville que je suis, ne sait pas bien appréhender la puissance des éléments. Je n’ai jamais rien vécu de tel. Alors pour tromper l’inquiétude, je m’occupe de Pi. On joue ensemble. Je lui montre des vidéos tant que j’ai de la batterie.
À 16 h, le 28 octobre, « Molave » est passé. Avec Nguyen et Quy, je prends ma moto et nous retournons sur place. J’ai besoin de voir, de savoir. Les douze kilomètres sont angoissants en constatant les dégâts : zones inondées, toits envolés, arbres tombés, câbles électriques arrachés…
Enfin, nous arrivons. L’allée est bloquée par les arbres. Nous devons escalader et nous faufiler entre arbres déracinés et buissons pour atteindre le resort. À nos pas, les chiens se ruent sur nous. Je retrouve mon Black. Je l’enlace comme jamais. Je pleure de soulagement de le voir.
Puis, nous avançons prudemment jusqu’à la cuisine et le front de mer. C’est là que nous constatons les premiers dégâts : le restaurant est détruit, la terrasse est encore un peu plus cassée, des tuiles ont volé, arbres, arbustes mêlés à des monticules de sable recouvrent les lieux.
J’ai le cœur serré. Le pire a été évité ! Humain et chiens vont bien. Les bungalows sont globalement intacts. Nous restons encore un peu sur les lieux, un peu en deuil, un peu soulagés. Puis nous repartons pour Tam Ky. Le resort est inhabitable pour plusieurs jours.
Le lendemain, je quitte avec la famille de Nguyen mon blockhaus pour un hôtel avec fenêtre dans Tam Ky. Je retourne régulièrement au resort pour aider, mais je me sens vide, triste, choquée. Pourtant, tout le monde va bien. Je n’ai pas pris de risque inconsidéré. Nous avons tous fait ce que nous devions et malgré tout, cela a payé…
J’essaie d’échanger avec Nguyen sur ce qu’il ressent. Il ne s’étend pas. Je vois bien que parler d’émotions n’est pas son mode de fonctionnement. Il est simplement sur le prochain typhon, « Goni » qui arrive. Alors on discute de ce qui peut être fait maintenant et ce qui devra être fait plus tard. Je suis impressionnée par ce courage, cette détermination, cette capacité de vivre et survivre un jour après l’autre. Dès le lendemain, comme tous les Vietnamiens, sans plainte ni complainte, il était là à commencer à nettoyer et réparer.
Alors, je lui demande s’il a déjà vécu quelque chose de semblable. Il me répond par la négative. Les sept tempêtes consécutives sont historiques. La tempête « Molave » est considérée comme l’une des plus violentes de ces 20 dernières années. Cela dit, il m’explique qu’il savait même sans l’avoir vécu que cela pouvait arriver. On échange sur la notion d’essentiel et de propriété. Il me dit que la terre ne lui appartient pas, qu’il l’emprunte. L’important selon lui c’est d’être conscient que nous sommes juste de passage et que nous devons protéger ce que nous avons.
Cela me fait penser au proverbe d’un Chef amérindien de Seattle :
« La Terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la Terre »
et un autre africain :
« Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants ».
Durant notre séjour à hôtel à Tam Ky, « Goni » a frappé. Puis, il y eu « Vamco ». Nguyen et sa famille ont dû être évacués une nouvelle fois. De mon côté, après « Goni », j’ai quitté Tam Ky pour Da Nang, une grande ville à 80 kilomètres.
Comme j’écris cet article plusieurs mois après les avoir vécus, je suis retournée au resort depuis. Nguyen et sa famille vont bien. Le restaurant est reconstruit. À chaque fois que j’y retourne le temps d’un week-end, je les aide à réparer et nettoyer les dégâts provoqués par une année « hors normes » en matière de typhons. Nguyen est inquiet, car en dehors des dommages matériels, il y a le Covid et l’incertitude de l’avenir. Peut-être le resort pourra rouvrira en mars. Je l’espère.
5 commentaires
Corinne
Bonjour Sarah
Oh quelle émotion à la lecture de ce témoignage, j’ai vécu et probablement pas à la hauteur de ce que tu as vécu, l’angoisse, la tristesse, le choc, l’effroi, on ne peut retenir les larmes en lisant ton article. Dire que nous occidentaux qui sommes toujours en plainte, à vouloir toujours plus, pour certains à vouloir plus que son voisin, mais quelle leçon de vie ! La solidarité, la hargne de se remettre sur pieds pour avancer, les traumatismes sont pourtant là et ils se remettent en selle pour reconstruire. Je salue aussi ton courage et ton investissement, ton envie de les aider et d’être auprès d’eux. Quel preuve d’amour et de soutien !
Toutes mes pensées et soutien à toi et tes amis.
De grosses bises
Corinne
baloo
Merci Corinne, merci pour ton message.
Effectivement, les événements et le courage, la ténacité, la simplicité des Vietnamiens en toutes circonstances, sont, pour moi, des leçons de vie.
Cela me rappelle aussi de faire la différence au quotidien entre le fondamental et le superflu. Nous avons tous tendance à parfois confondre ces deux concepts.
Aussi, vivre ici et avec eux cette réalité est une véritable leçon d’humilité et d’humanité…Nous l’oublions parfois dans nos sociétés de consommation.
Je pense bien à toi également.
À très bientôt,
Bises
CHRISTINE
Coucou Sarah, que de péripéties durant ces derniers mois. Je vis que tu es bien occupée à aider tes amis à reconstruitre leur maison. Tu as un chien comme compagnon dont tu prends soin. C’est impressionnant de lire ton récit de tous ces typhons. Tu penses rester au Vietnam ou continuer ton voyage ou est ce c’est le Covid qui t’empêche de quitter ce pays ?
Prends soin de toi et ton nouvel ami le chien
Pleins de bisous
Christine
baloo
Coucou Christine, merci pour ton message.
Pour répondre à tes interrogations, j’ai fait le choix de rester au Viêtnam. Je pourrais rentrer en France ou en Europe ou encore me rendre en Amérique Latine. Cependant, le Viêtnam est un pays extraordinaire et ses habitants sont fabuleux sans compter que c’est un pays très sûr en matière de gestion du Covid. Alors, je ne sais pas combien de temps je resterai ici avant de reprendre mon voyage quand la situation mondiale le permettra.
Et toi, comment vas-tu?
Je pense bien à toi.
Gros bisous.
Annick
Impressionnant ce récit. Que de courage après toute cette peur….