Vietnam

« Faites vos jeux… Rien ne va plus ! » 

Cette aventure commence peu de temps avant le Nouvel An 2022. Comme tous les mois, depuis près de 2 ans, la roulette du visa va bientôt tourner. Dès Noël, ce sujet est dans toutes les têtes et sur toutes les lèvres. Comme d’habitude, chacun participe de sa petite phrase. « T’inquiète, tout va bien se passer ». « Pourquoi tu te fais du souci, tu sais bien que rien ne va être décidé avant Têt ». « De toute façon, tu ne peux rien y faire, alors respire »…

Avez-vous déjà remarqué que toutes ces phrases ne changent jamais rien à l’affaire ? Pire, plus on vous dit de ne pas y réfléchir, de ne pas stresser, de vous détendre et plus votre esprit se focalise sur des pensées négatives. Paradoxal, non ?

Outre les « Bouddha » prodiguant moult conseils, il y a les « Sachants » qui connaissent quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a dit que « l’exemption de visa devrait être prolongée jusqu’en mars 2022… ou peut-être février… enfin normalement ».

Une fois de plus, une seule certitude : personne ne sait. Les paris sont ouverts. On verra bien si l’arbitrage nous est favorable.

Cependant, cette fois-ci, j’ai l’intime conviction qu’un chapitre va se clore, la situation va bouger. C’est en soi une bonne nouvelle, depuis longtemps je me sens dans une salle d’attente surveillant fébrilement une modification sur le tableau d’affichage des avions au départ. Et pourtant, même si je souhaite l’évolution du statu quo, j’appréhende fortement la nouvelle donne. Enfermée volontaire depuis tant de mois, serais-je capable de partir, vers où, pour faire quoi ?

Voilà mon état d’esprit en cette fin d’année 2021. Quelque chose va changer. J’espère que ce sera pour le meilleur.

Le 6 janvier 2022, le couperet tombe, net, sans bavure. Tous les étrangers ayant bénéficié d’exemptions de visa depuis mai 2020 doivent quitter le pays avant le 15 janvier 2022. 10 jours… 10 petits jours. Jamais le délai de mise en demeure n’a été aussi court.

Après avoir passé 725 jours au Vietnam me voilà dans l’obligation de partir sous 10 jours. Je m’étais toujours promis que je ne ferais pas comme tous les autres. J’avais dit à qui veut bien l’entendre pendant des mois que je resterais digne, valeureuse, au jour de l’annonce. Ma posture serait de remercier sincèrement le pays, les gens pour leur accueil, leur bienveillance, leur protection, leur solidarité puis de prendre un billet d’avion sans essayer de négocier, sans colère ni amertume.

Et me voilà, le 6 janvier au soir, humaine, paniquée, à gesticuler dans tous les sens. Évidemment, la décision actée par l’État vietnamien est logique, rationnelle, normale. Je ne remets rien en question. Cependant, la sentence me foudroie. C’est trop tôt.

 « Étrange » me direz-vous ! Je suis restée près de 2 ans au Vietnam, comment cela peut-il être « trop rapide » ? Simplement, parce que tous mes projets de reportage, de road trip, de vie ou de voyages ont été contrariés, jetés, ajournés sans date ultérieure connue. J’ai un goût amer en bouche, d’inachevé, d’échec, qui dure depuis trop longtemps. Dans ma tête, une seule pensée tambourine sans relâche : « je ne suis pas prête à partir sans avoir pu mener à bien un seul des plans imaginés. »

Tiraillée, entre ma raison et les émotions qui me transpercent, je fais comme tous les autres étrangers dans la même situation. Adieu fierté et vertu, j’appelle à l’aide, notamment l’agent en charge de mes visas et le supplie de trouver une solution. J’ai un rendez-vous dès le lendemain matin 9 h.

Notre entrevue est courte et positive. Il m’informe qu’il pourra renouveler, sous une semaine, mon visa pour 30 jours et qu’une nouvelle prolongation en février devrait certainement être acceptée. En revanche, en mars, il faudra probablement quitter le pays. J’accueille ces nouvelles tel un baume sur une brûlure. Jusqu’à présent, les actions menées par les agents ont été couronnées de succès.

Mars, c’est dans deux mois. Je ferai un saut en France. Ce sera le printemps, symbole de renaissance. Et puis, cela fera deux ans et demi que je n’ai pas revu mes proches, il est temps de venir les embrasser. Bref, en mars, tout ira bien. D’ici là, j’ai un peu moins de soixante jours pour initier deux projets fondamentaux pour moi : rejoindre Hô Chi Minh City à moto et commencer à faire des reportages.

Telle une machine de guerre, je planifie tout. Rendre mon appartement à Hoi An d’ici une semaine. Vendre ou donner mes quelques affaires accumulées. Dire au revoir à mes familles d’adoption à Da Nang et Tam Ky. Préparer le tracé vers le sud avec mon frère siamois et partir le 13 janvier. Notre objectif : fêter Têt, le 1er février 2022, à Saigon et prendre le temps de faire du repérage pour nos futurs articles et reportages vidéo et photo.

Finalement, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Après une grosse frayeur m’ayant poussée à sortir de l’attente et à me rappeler ce qui m’était essentiel, les planètes s’alignent à nouveau. Je suis optimiste, l’avenir sourit aux audacieux et aux courageux.

Nous partons comme prévu le 13 janvier au matin de Tam ky. Je traverse cette contrée que j’ai tant aimée. Puis, nous prenons la route vers le sud, l’aventure commence. La nature est splendide. Un vent de liberté souffle joyeusement. Toutes mes sensations sont exacerbées.

Le site des mines de Bông Miêu est notre première étape. Ce n’est pas très loin. Nous souhaitons aller sur les traces des chercheurs d’or modernes. Sur des pistes accidentées et boueuses, nous avançons jusqu’à un bras de rivière infranchissable avec nos bolides. Mais ce n’est pas un peu d’eau et de courant qui vont nous arrêter. Nous laissons nos fidèles destriers sur le bas-côté pour continuer à pied. Une fois la ravine passée, nous nous enfonçons sur les sentiers des mineurs. Nous avons repéré en hauteur un campement « sauvage ». Attirés par des bruits de moteur, nous poursuivons notre ascension sous le regard parfois inamical des gens présents. Personne ne nous arrête pour l’instant, on persévère.

Nous arrivons enfin à l’entrée d’un souterrain. Des hommes et des femmes charrient des morceaux de roches sur leurs scooters. De l’or en perspective ? On se sonde un certain temps sans un mot, sans un geste, juste quelques coups d’œil croisés visant à déchiffrer nos intentions respectives. Finalement, ils nous proposent de nous faire découvrir un des tunnels de la mine. Je me sens Indiana Jones dans l’âme. Nous entrons. C’est fabuleux.

Cela fait des heures que je n’ai pas de réseau et au fond de cette galerie mon téléphone sonne. Je n’y prête pas attention. La mélodie résonne une seconde et une troisième fois. Je décroche. Messagerie vocale. J’entends mon agent de visa, mon cœur s’arrête. Ma prolongation a été refusée comme toutes les autres. Je dois me rendre à Da Nang d’ici demain, le vendredi 14, et quitter le territoire le 15. Il est désolé. Pas d’alternative.

Je titube. Je bute sur les pierres. Mon acolyte ne peut rien voir de mon émoi. Il est dans une bulle. Il a des yeux d’enfant émerveillé vivant un rêve. Comment le ramener à une brutale réalité ? J’ai du mal à respirer, mes jambes flageolent, mais je le laisse profiter encore un peu. Après tout changera.

Le mineur m’exhorte à avancer me faisant comprendre que l’or n’est plus très loin. Tétanisée, la terre s’ouvre sous mes pieds. Le vide, le froid me glace. Je dois ressortir, me réchauffer aux rayons du soleil, retrouver des perspectives en regardant la nature environnante. Blême, je fais signe à mon complice, nous abrégeons notre exploration et retournons à l’air libre.

Je suis perdue dans mes pensées. Je retiens du mieux que je peux mes larmes. Tenir encore un peu avant de lâcher cette bombe qui met un arrêt total à l’aventure. Le temps semble être suspendu et s’égrener interminablement.

Puis la famille de mineurs quitte le site. Face à l’immensité du lieu, le moment est venu de confier à la montagne et à mon frère siamois le triste dessein qui se profile : « C’est fini, j’ai 48 h pour partir ». Mes mots s’étranglent dans ma gorge. Mes larmes brisent les digues de mes yeux.

Abattus par cette violente et inconcevable nouvelle, nous restons là sans une parole, sans un geste, sans un regard. Pour chacun, il se joue quelque chose dont l’issue est sombre.

Tels des zombies, nous refaisons le chemin inverse pour retrouver nos motos. Je marche, je conduis en mode « pilote automatique ». Le terrain est accidenté, il faut que je me réveille et que je me concentre. Mais je reste dans du gaz cotonneux. Je n’arrive pas à sortir de mon état de torpeur. C’est trop dangereux de continuer ainsi. On s’arrête dans une gargote. Après une heure à regarder dans le vague, la seule décision dont je suis capable est de rouler jusqu’à un hôtel. Pour la suite, je verrai demain.

Les yeux rivés sur les étoiles, aidée de quelques bières, ma créativité débordante me permet d’envisager des dizaines de solutions plus ou moins viables. Moi qui avais dit que je ne lutterais pas, que je respecterais le verdict ! Cela en est risible ! Ce n’est pas grave, j’assume. Cet épisode ne se terminera pas sur un énième échec ou une injonction contrariante de plus. Finalement, on ne sait jamais comment on agira (pour le meilleur ou pour le pire) tant qu’on n’est pas confronté à la réalité de la situation.

Le 14 janvier 2022 après une nuit et une matinée de discussion, je prends la décision de ne pas quitter le territoire sous 24 h. Il est temps de faire tapis. Il me reste deux cartes dans mon jeu :

  • Accepter d’être « illégale » à partir de demain, le 15, en faisant de « l’overstay » pendant quelques semaines. Continuer l’aventure en espérant de ne pas être contrôlée. Payer mon amende et rentrer.
  • Jouer un va-tout pour avoir un visa de sortie le 31 janvier en allant à Da Nang. Défendre ma situation, avant le 1er février, devant l’immigration à Hô Chi Minh, en prétextant une histoire bidon pour me permettre de rentrer fin février.

Dans tous les cas, cela va être un contre-la-montre et il va falloir jouer serré. Je dois me décider immédiatement. Il est 11 h 30. Si je veux être « légale » jusqu’au 31 janvier, je dois déposer mon dossier en personne avant 16 h le jour même à Hoi An. Après, il sera trop tard. Je serai soit clandestine soit dans l’avion.

Il me reste donc un peu plus de 3 h pour faire 150 km, récupérer mon passeport à Da Nang, préparer tous les éléments demandés et les confier à un nouvel agent à Hoi An. Et dire que mon métier m’avait appris qu’il ne faut jamais prendre de décision dans l’urgence ni sous le coup de l’émotion ou encore de manière impulsive !

Mais dans ce cas, c’est l’instinct et la rage qui ont le dessus. Je me moque de ma raison. Il est midi, j’enfourche mon fidèle destrier noir direction Da Nang, le compte à rebours est lancé.

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