Histoire d'une chute

Histoire d’une chute : dégringoler – 1ère partie

Le 11 décembre 2022 à 14 h, j’attends le taxi pour l’aéroport international Suvarnabhumi de Bangkok. Mon état est fébrile. Je suis pleine d’espoir et morte de trouille. Cela fait quatre mois que j’ai été opérée. Durant toute cette période, je suis allée à l’hôpital tous les deux jours. J’ai élu domicile au Citrus Sukhumvit 11. Ma vie n’a tourné qu’autour de la douleur, de ma convalescence. J’ai longtemps cru que je ne verrais jamais le bout du tunnel. Aussi, quitter ce quotidien pesant, mais connu est enthousiasmant, et effrayant. Comment vais-je survivre loin de mes médecins, de mes kinésithérapeutes ? Comment vais-je franchir chaque étape pour rejoindre la cité balnéaire d’Ao Nang, près de Krabi ? Il y a les trajets en taxi, les aéroports gigantesques et leurs couloirs, les files interminables pour m’enregistrer, récupérer mes affaires ou encore les différents contrôles… J’ai l’impression de faire un saut dans le vide.

Avec une lenteur infinie, attentive à chaque chose et surtout protégée par ma ceinture thoraco-lombaire et Baloo, je passe les premières étapes avec succès. Quand j’arrive enfin dans la salle d’attente, je suis tellement fière. J’ai réussi ! Je me félicite comme si chacune des tâches effectuées était un exploit titanesque. Alors je me prends à rêver. Comme je suis prête à m’envoler, peut-être trouverai-je le renouveau tant espéré au bord de la mer d’Andaman, peut-être renouerai-je avec le voyage, les reportages, peut-être récupèrerai-je ma vie en somme.

Trêve d’illusion. Retour à la réalité. Je suis éreintée, complètement lessivée par chacun des gestes et actions effectués. Ayant pressenti fortement cette probabilité, j’ai beaucoup de marge. Il est 16 h 30, l’embarquement est prévu à 18 h 15. Cela tombe bien. Je vais m’allonger, comme une clocharde, sur plusieurs sièges avant d’affronter ma nouvelle mission : être assise pendant 1 h 25, durée du vol Bangkok — Krabi. Là encore, j’ai anticipé cette situation et établi un certain nombre de stratégies de survie. La plus efficace est celle de n’être assise que lorsque le signal lumineux de l’avion l’impose. Pour le reste, être debout et marcher dans les couloirs. On me prendra pour une folle, et alors !

Affalée dans la salle d’attente, je me reconstitue au fur et à mesure. Et il me faut bien mon avance et le décollage retardé de deux heures pour que je sois prête à embarquer. Qui se réjouit d’un vol différé ? Moi ! Et je suis bien la seule au regard de tous ces touristes qui trépignent d’impatience. Je le comprends, mais de mon côté, je vois cela comme un signe. Il y a des anges qui veillent sur moi afin que ce premier voyage se passe bien.

À 20 h 25, on embarque enfin. Mon siège est droit comme un I, je ne vais pas supporter cela longtemps. Je me mets en boule, c’est ma posture de survie dans ce type de cas. Pourvu que le décollage ait lieu rapidement et que je puisse être debout et marcher. Une fois de plus, j’ai une bonne étoile, l’équipage fait tout son possible pour que nous puissions partir au plus vite. Résultat, quand le signal lumineux s’éteint et que je peux me lever, je ne suis pas pliée de douleurs ! La suite du vol se déroule sans encombre.

Nous atterrissons à 22 h 05. Il ne me reste plus qu’à récupérer ma valise, prendre un taxi, endurer le trajet et m’installer. Ayant déjà effectué la majeure partie de ma mission, l’attrait de la nouveauté est le coup de pouce qui me donne la force d’avancer et de tenir jusqu’au bout. Aucun intérêt de flancher à 50 mètres de la ligne d’arrivée.

Je franchis victorieuse, à 23 h, le perron de l’hôtel. Je suis à la fois vidée et revigorée ! Je l’ai fait ! Cela m’a demandé de la préparation, du temps, un peu de détermination et une pincée d’inconscience, mais quel sentiment incroyable de puissance et quel plaisir de savourer cet acte de liberté ! Avec un large sourire, je récupère les clés de ma chambre, je m’installe et m’écroule sur mon lit, des projets plein la tête. J’ai pu prendre l’avion, tout m’est possible ! Un bon bain de mer dans quelques heures sera le symbole de ma renaissance !

Le lendemain, tous mes muscles se rappellent à moi. Et dire que mes médecins à Bumrungrad pensent que je suis un marshmallow… Ça n’a pas de courbatures une guimauve, si ? Une fois de plus, mon corps et mon incapacité à me lever, à bouger m’indiquent vigoureusement que j’en ai trop fait, que j’ai oublié, encore, mon état et mes aptitudes de convalescente. Je vais donc devoir me remettre et explorer les environs tout doucement. Et dire que je voulais faire de la plongée sous-marine, je comprends que le Dr S. ait posé un véto catégorique. Ce matin, je peine à marcher plus de 50 mètres, alors nager… 

En fin d’après-midi, je pars à la découverte d’Ao Nang. Ce haut lieu de villégiature pourrait ressembler à nombre d’endroits touristiques avec une « Avenue de la mer » ou une « Rue de la plage »… Sur plusieurs centaines de mètres se succèdent boutiques avec paréos, maillots de bain, bouées licorne ou canard, bijoux fantaisie…, restaurants proposant toutes les cuisines du monde, bars et centre de massage. L’atmosphère est tellement différente de Bangkok. C’est évident, je suis dans une cité de vacances où tout est organisé pour que les baigneurs ne se préoccupent de rien, que tout soit léger, oisif, source de plaisir. Cette ambiance festive, d’autant plus que nous ne sommes qu’à deux semaines de Noël sous les cocotiers thaïlandais, déteint sur moi.

Les nuages noirs de ma matinée alitée s’éloignent doucement, mais leurs traces m’imposent d’être raisonnable. Je négocie donc avec moi-même de mettre uniquement les pieds dans l’eau et de prendre un verre pour profiter de la mer et des embruns. Ce sera bien pour aujourd’hui. Et ce peu suffit à me combler. L’air frais et iodé dans cette chaleur lourde d’après-midi ; le sable fin, blanc, chaud. La mer vivifiante turquoise, cristalline ou encore bleu cobalt scintillant au soleil ; l’odeur des pizzas, du Nutella contrastant avec celles des currys… tout est une incitation à l’évasion.

Les nuages noirs de ma matinée alitée s’éloignent doucement, mais leurs traces m’imposent d’être raisonnable. Je négocie donc avec moi-même de mettre uniquement les pieds dans l’eau et de prendre un verre pour profiter de la mer et des embruns. Ce sera bien pour aujourd’hui. Et ce peu suffit à me combler. L’air frais et iodé dans cette chaleur lourde d’après-midi ; le sable fin, blanc, chaud. La mer vivifiante turquoise, cristalline ou encore bleu cobalt scintillant au soleil ; l’odeur des pizzas, du Nutella contrastant avec celles des currys… tout est une incitation à l’évasion.

Les nuages noirs de ma matinée alitée s’éloignent doucement, mais leurs traces m’imposent d’être raisonnable. Je négocie donc avec moi-même de mettre uniquement les pieds dans l’eau et de prendre un verre pour profiter de la mer et des embruns. Ce sera bien pour aujourd’hui. Et ce peu suffit à me combler. L’air frais et iodé dans cette chaleur lourde d’après-midi ; le sable fin, blanc, chaud. La mer vivifiante turquoise, cristalline ou encore bleu cobalt scintillant au soleil ; l’odeur des pizzas, du Nutella contrastant avec celles des currys… tout est une incitation à l’évasion.

Contempler, humer le vent et distinguer les différentes senteurs, apprécier chaque once des splendeurs que j’ai sous les yeux, sans être amère de ne pouvoir faire plus. Je m’exerce à cela quotidiennement depuis quatre mois. Parfois je réussis, parfois non. Dans ce cadre paradisiaque, c’est facile de s’abandonner et se laisser surprendre par la beauté.

Les jours suivants, je fais de petites balades le long de la mer. J’observe la vie locale et celle des vacanciers. J’admire, sans jamais m’en lasser, les couchers de soleil et ses couleurs vives, saisissantes de rouge, d’orange, de rose, de noir…

J’avance tout doucement. Depuis mon arrivée, je suis en permanence épuisée et tout me demande des efforts. Alors, je réduis encore le rythme que je trouvais déjà très lent. J’oublie mes projets d’aller dans les îles vers Koh Lanta ou Koh Lipe…, je n’en ai ni la force ni la capacité. Je vais rester à Ao Nang. Je cherche une chambre où je serai bien pour quelques semaines. C’est peut-être simplement le contrecoup de ces mois de souffrance et d’avenir plus qu’incertain.

Le 17 décembre au soir, alors que je viens de commander un plat au marché de nuit situé à 150 mètres de mon hôtel, je commence à me sentir mal. J’ai des vertiges, des bouffées de chaleur et ma vision se trouble. J’essaie de respirer lentement et de me concentrer sur autre chose pour limiter la crise. Sans succès. Ça empire ! Il faut que je résiste juste 5 minutes, le temps que mon repas soit prêt et après je retourne sous ma couette. Mais, au fil des secondes, je vois bien que mon état se détériore. Je commence par demander un siège pour m’asseoir, mais ça ne suffit pas. Je sens que je vais tomber. La propriétaire du stand perçoit immédiatement que je suis à deux doigts du malaise. Elle vient à mes côtés. Elle passe mon bras par-dessus son épaule, appelle une collègue et toutes deux me font contourner son comptoir. J’arrive à peine à marcher. Une seule idée m’obnubile : « pourvu qu’elle ne pense pas que je suis bourrée ou droguée ». Elle m’allonge sur une paillasse. Heureusement qu’elle est là, je n’aurais pas pu tenir 10 secondes de plus. Il s’en est fallu de peu avant que je dégringole, que je m’effondre, que je prenne un billet de parterre… ENCORE !

Une fois couchée, je me sens partir, sombrer. Tout bouge autour de moi comme si j’étais dans un grand huit. Je happe l’air tellement je suffoque. Toutes mes forces semblent m’abandonner. Mais la femme cherche à me maintenir consciente en me posant des questions : mon prénom, mon âge, d’où je viens, ce que je ressens, si je sais ce qui m’arrive et pourquoi… Elle ne veut pas que je m’endorme. Alors, je lutte. Tout en me parlant, en m’interrogeant, elle me masse mes mains glacées et sa collègue fait de même avec mes jambes en les rehaussant grâce à un tabouret en plastique rouge. Elle s’appelle Phitsamaï, Maï pour plus de facilité. Elle a ouvert ce restaurant de rue il y a six mois, depuis qu’elle est à la retraite. Avant, elle était institutrice. C’est peut-être pour cela qu’elle me dorlote comme une enfant. Elle me fait boire par de petites gorgées. Cette situation est tellement douloureuse physiquement et psychologiquement que je n’arrive pas à retenir mes larmes. Telle une mère, Maï saisit un linge humide et me le passe sur le visage, le cou, les bras.

Au fur et à mesure, je reprends un peu mes esprits et j’ai moins de difficultés à communiquer. Je commence à lui raconter mon opération et que ce type d’événement s’est déjà produit deux fois, mais jamais de manière aussi violente. Je tiens également à l’informer que je n’ai pas bu d’alcool, que je ne suis pas une toxicomane, que je n’ai pas fumé d’herbes… J’appréhende qu’elle me prenne pour une junkie dégénérée, décérébrée qui se met dans des états inimaginables. Étendue sur la natte en bambou, je crains tellement d’être jugée, évaluée que je veux lui montrer mes cicatrices dans le dos pour lui confirmer mes dires.

Maï est très étonnée par mon insistance sur ces points. Alors, je me rends compte que ma peur est liée à ma vision d’Occidentale, à mon égo. En aucun cas, elle ne me jauge. Elle est là pour moi, pour me réconforter, pour m’aider à affronter et à traverser ce qui m’arrive. Je perçois de la compassion, de la bienveillance, de la générosité dans son regard ; ni consternation ni méchanceté. La preuve, elle continue avec des gestes d’une douceur infinie à me faire boire de l’eau, à me masser et à sécher mes larmes. Elle me protège aussi des badauds qui s’agglutinent parfois en se demandant ce qu’il se passe.

Au bout d’un temps démesuré, je reprends un peu de force. Je veux me lever pour m’en aller. Mais Maï me l’interdit. Je dois être plus que livide. J’ai toujours les mains gelées et engourdies. En plus, comme je suis seule, elle se sent responsable de moi. Elle décrète donc qu’elle me laissera partir quand elle décidera que c’est le bon moment. Il n’est que 20 h 30, le marché ferme à minuit, il n’y a aucune urgence.

Pour essayer de détendre l’atmosphère, Maï me fait parler de voyage, de la Thaïlande, de la France, de nos différences culturelles… Elle me demande ce que j’aime manger, mes plats favoris… D’ailleurs, elle fait signe à sa collègue pour qu’elle m’apporte mon repas. Elle m’impose, comme à une fillette, de tout avaler. Par petites bouchées, je m’exécute. Je n’ai de toute façon pas l’énergie pour négocier et je sais qu’elle a raison. Et quand je le termine, elle m’en fait préparer un second à emporter. Maï pense que j’ai fait une crise d’hypoglycémie doublée par une forte déshydratation. Elle me prodigue de nombreux conseils pour éviter tout cela et m’invite à être très vigilante, car avec la chaleur du mois de décembre, on ne se rend pas bien compte que l’on dépasse ses limites.

Cela fait déjà plus d’une heure et demie que je suis par terre derrière son stand. J’espère que j’aurai bientôt son aval pour pouvoir rentrer à mon hôtel. Alors je commence à la remercier, à lui dire toute la gratitude que j’ai pour elle. Évidemment, je sais bien qu’en parlant de mes émotions, je la mets mal à l’aise. Les asiatiques ni n’évoquent ni ne montrent leurs sentiments. Mais je suis qui je suis : extravertie, volubile, passionnée. Je souhaite lui témoigner toute ma reconnaissance, tout ce que représente pour moi son assistance, sa gentillesse, sa présence morale et physique, car elle tient ma main sans la lâcher depuis le début de ma crise. J’ai l’impression qu’elle m’a sauvé la vie. Elle est ma superhéroïne ! Maï hausse les épaules et me répond : « Tout le monde aurait fait la même chose. Ça peut arriver à chacun d’entre nous ce qui s’est passé ce soir. Demain, je pourrais aussi me sentir mal. Alors, c’est normal de se venir en aide mutuellement ! Ce n’est pas comme ça chez toi ? » Cela fait longtemps que je ne vis plus en France, mais je ne crois pas que quelqu’un aurait eu une attitude similaire. Probablement, une personne aurait appelé les pompiers ou dans les pires des cas, certains auraient fait des vidéos qu’ils auraient postées sur les réseaux sociaux trouvant la situation marrante. J’exagère peut-être… je l’espère.

Ce n’est qu’au bout de deux heures que j’ai son accord pour me lever et partir. Avant de la quitter, elle me fait un câlin. Maï me fait également promettre de consulter un médecin ou a minima d’aller à la pharmacie le lendemain. Je lui donne ma parole et l’informe que je reviendrai aussi la voir en meilleure forme.

Quand je rentre à l’hôtel, mes pas sont lourds. Je suis vite essoufflée et à bout de forces. J’atteins ma chambre en zigzaguant légèrement. Une nouvelle crise me guette. Heureusement, je peux m’affaler sur le sol dans la fraicheur de la climatisation avant qu’elle ne se déclenche totalement. Je reste ainsi quelque temps. Puis je m’endors sur mon lit, anéantie par cet épisode.

Le lendemain, j’appréhende de sortir toute seule. J’ai de l’eau, de quoi manger et au pire il y a le room service. Je peux tenir cloitrée quelques jours. C’est certain, je suis très affectée par l’événement de la veille. Ce malaise a été bien plus brutal et virulent que les deux de Bangkok. Mais la promesse que j’ai faite hier soir m’oblige. Alors en fin d’après-midi, je décide de me rendre à la pharmacie. Elle se trouve à 500 mètres. S’il m’arrive quoi que ce soit, je m’assiérai ou je m’allongerai sur le trottoir. Je rassemble donc mon courage et j’y vais.

Onze-douze minutes à pied, voilà la durée qu’il m’a fallu pour l’atteindre hors d’haleine, nauséeuse, les lèvres et le visage transparents. Une fois à l’intérieur, la pharmacienne me fait m’étendre immédiatement dans un local dédié et prend ma tension : « 8.5, évidemment ». Elle me laisse me reposer un peu avant de venir vers moi pour essayer de comprendre et m’aider. Je lui raconte l’opération, le diagnostic d’hypotension orthostatique, les médicaments, les crises de Bangkok et celle d’hier. Elle compatit. Elle sort à peine d’un « Covid long » qui l’a affaiblie durant plus de 18 mois. Pour elle, ce qui l’a soignée ce sont des séances d’acupuncture régulières. Elle me demande si je suis d’accord pour qu’elle me mette en relation avec sa thérapeute afin d’obtenir un rendez-vous rapidement. Elle me conseille également de me faire masser tous les deux ou trois jours et de reprendre des compléments alimentaires et des fortifiants. Dans l’état dans lequel je me trouve, je suis prête à tout. Je quitte la pharmacie une heure et demie plus tard, une séance d’acupuncture prévue le lendemain à Krabi et un sac rempli de vitamines et autres produits « bons pour ce que j’ai ».

Après ce nouvel épisode désastreux, je veux juste rentrer à l’hôtel et me confiner au maximum. Mais je dois avant cela réserver un taxi et retourner au marché de nuit pour aller saluer ma sauveuse. J’aurais tellement espéré la rencontrer aujourd’hui dans un meilleur état de forme. Mais c’est ainsi, c’est la vie. Quand Maï me voit et qu’elle touche mes mains glacées, elle sait déjà tout. Avec un sourire fatigué, je lui dis : « Demain ira mieux. J’ai échangé avec la pharmacienne, je vais être bien soignée. » Elle ne me retient pas plus longtemps. Elle perçoit bien que c’est un effort énorme de me tenir debout. Maï me demande de faire très attention. Elle priera pour moi. Je reviendrai la voir au plus vite.

Une fois dans ma chambre d’hôtel, une seule évidence, je vais devoir rentrer à Bangkok et retourner à Bumrungrad. Ce que je vis en ce moment n’est pas simplement le contrecoup des mois postopératoire. Je suis convaincue qu’il y a quelque chose d’autre. On est le 18 décembre, je décrète que début janvier 2023 cela sera suffisant. Cela me laissera le temps d’obtenir les validations de mon assurance et d’organiser les différents examens notamment ceux neurologiques qui avaient été remis à plus tard. J’écris donc à Rhiannon, mon interlocutrice au sein de l’assurance IMG, afin de l’informer de la situation et lui demander la prise en charge pour les consultations à venir.

Une fois que c’est fait, je décide que mon séjour à Ao Nang sera plus ou moins en mode survie. Adieu les projets de voyage, encore ! Adieu le besoin de liberté, encore ! Adieu le sentiment d’autonomie, encore ! Adieu la légèreté et la simplicité sans peur et sans douleur, encore !

ENCORE ET ENCORE ET TOUJOURS DÉGRINGOLER !

Je me limiterai donc, quand mon état le permettra, à quelques balades au bord de la mer et à des verres en terrasse. Le reste sera massage, acupuncture et être alitée ! Joyeux Noël et Bonne Année à venir !!!

Comme convenu, je vais le lendemain faire une première séance chez la thérapeute conseillée par la pharmacienne. Dans le taxi, je suis malade et j’use toutes mes forces et toute mon énergie pour ne pas tourner de l’œil et pour ne pas vomir. J’arrive branlante dans le cabinet médical toujours avec une tension qui crève le plancher. Le médecin m’ausculte, me demande mes antécédents médicaux et ce qui m’amène à la voir. Elle est surprise, peu de touristes la consultent. Je lui explique ma situation. Je pense que je devrais sérieusement m’enregistrer, je gagnerais du temps. Je ferais juste des addendum à chaque nouvel épisode de cette mauvaise série de télé-réalité sans télé.

Comme d’habitude, je m’allonge, elle commence par de longues aiguilles qui sont bien douloureuses pour essayer de dénouer les trigger points le long de ma colonne. Ensuite, car ce n’est pas fini, même si j’avais déjà ma dose, elle en positionne quelques dizaines sur tout le corps qu’elle laisse en place pendant plus d’une demi-heure. Quand la séance se termine, elle me dit : « 98 aiguilles… C’est un beau chiffre ! ». Mon dos, mes bras, mes jambes, ma tête… Tout mon être le sait ! Puis, elle ajoute : « Il faut continuer. On se voit après Noël, le 26, cela vous convient ? Passez de bonnes fêtes et d’ici là faites-vous masser, ça vous aidera ! »

J’effectue le retour comateuse, allongée sur la banquette arrière du taxi. Peu importe l’image qu’on peut avoir de moi, depuis hier j’ai définitivement fait mes adieux à ma dignité. Je voudrais disparaitre dans un trou de souris et si ce n’est pas possible, je donnerais tout pour avoir au plus vite mes antidouleurs et mon lit.

Quand l’adulte que je suis refait surface au bout de 24 h, je trouve un centre avec des masseurs expérimentés et sachant traiter avec délicatesse ma carcasse mal en point. Je rencontre Yin, une « mama » Thaïe incroyable. C’est une grande femme plantureuse hors du commun. Elle a des mains puissantes, généreuses et douces. Elle a un regard qui montre la pureté de son âme et aussi toutes les adversités par lesquelles elle a dû passer. Dans chacun de ses actes, je ressens sa volonté de me soulager, de me décharger du poids de la douleur. J’ai l’impression qu’elle voudrait absorber ma détresse, mes angoisses. Quand j’ai mal, avec des gestes maternels, elle essuie mes larmes en me disant : « It’s OK Darling. It’s OK Honey … you’ll get better soon. I’ll take care of you. » J’ai le sentiment d’être une toute petite se faisant réconforter par sa nounou. Au bout de deux heures, je me sens neuve. Une fois rhabillée, elle m’apporte mon thé et affirme : « We’ll start again in two or three days. We won’t give up! OK Honey?! You’re a fighter. You’ll be fine soon. Now rest, Sweety ».

Grâce aux soins attentifs et répétés de Yin, je suis capable de rejoindre un réveillon de Noël improvisé avec Bob, un ancien du resort de Tam Ky au Vietnam. C’est notamment avec lui et toute la famille de Nguyen que j’avais rempli des centaines de sacs de sable fin octobre 2020 en raison des violents typhons qui frappaient le centre du pays. Il est installé depuis déjà plusieurs mois à Ao Nang et on s’y est retrouvés par hasard.

Le bar-billard-restaurant choisi par Bob appartient à l’une de ses amies. Il est un peu loin de mon hôtel, mais me promener d’un bon pas me fait du bien. En fait, ce que je ne supporte pas c’est d’être assise, debout sans bouger, piétiner, avancer et m’arrêter sans cesse comme si j’étais une voiture prise dans un infernal embouteillage. Quand je suis en mouvement sans discontinuer, je me sens bien. Actuellement, si je pouvais tout faire en marchant sans ralentir ou en étant allongée, je pourrais avoir une vie normale.

Quand j’arrive, toute une petite bande hétéroclite est déjà là. On dirait des naufragés de Noël qui n’ayant nulle part où aller se sont retrouvés ensemble. Il y a deux motards grecs provenant directement des années 60-70, un Irlandais qui a vu de la lumière, un Allemand souhaitant prendre sa retraite au soleil, trois femmes thaïlandaises, dont la tenancière du lieu, Bob et moi. Nous sommes tous très différents et pourtant le « pot-pourri » que nous formons est vraiment agréable. Dans un véritable chaos linguistique dont l’anglais semble être le point commun, on parle de tout, de rien, de la vie, de voyages, des espoirs…

Tout comme notre tablée, notre repas a des origines très variées. Savamment arrosés de bières et de vins d’une provenance inconnue, nous partageons du poulet, des légumes, des pads thaïs, des frites et des pizzas… et en dessert des pancakes et des fruits. Cependant, je dois les quitter au bout de moins de deux heures. J’ai tenu tant que je pouvais en alternant différentes postures, mais si je reste, c’est la crise assurée. Alors à regret, je les abandonne. Pour quelques heures nous avons formé une famille atypique d’égarés bien sympathique.

Mon chemin de retour est rythmé par les ambiances musicales très différentes de chacun des bars et des restaurants. Ce qui ne change jamais, c’est que toutes les enceintes sont réglées au maximum ce qui donne une cacophonie vraiment bizarre et chaleureuse. Déambulant jusqu’à mon hôtel, je suis au spectacle. Des jeunes dansent sur les tables d’une auberge de jeunesse formant ainsi une cohue qui déborde sur le trottoir et la chaussée. Des soirées mousse, techno, karaoké battent le plein et j’entends les rires, les cris joyeux, les chants éraillés depuis la rue. Sur la plage, des danseurs de feu éblouissent les touristes par leur talent en attendant le feu d’artifice. L’atmosphère n’a rien à voir avec ce que l’on peut connaître sous nos latitudes pour Noël. C’est plutôt l’antichambre du Nouvel An. Et au regard de l’onde festive qui règne aujourd’hui, j’ai hâte d’assister au 31.

Malheureusement, depuis la soirée de répit du 24, de nouveaux épisodes de malaises se répètent de plus en plus souvent. Je reste donc cloitrée sauf pour mes séances avec Yin et avec l’acupunctrice. Je me rends compte encore plus douloureusement de mon état quand une amie de Bangkok, sa famille, leurs amis avec leurs enfants venus de Suisse arrivent à Ao Nang le 29. Ils me demandent à plusieurs reprises de les rejoindre pour une activité bateau, snorkeling, balade ou pour un restaurant… mais je ne peux pas. Lorsque l’on est seule, on sait plus ou moins consciemment ce à quoi on doit renoncer. Mais au moment où l’on vous le propose, cela devient concret et les limitations se font plus cruelles.

En plus, toutes les questions sur mon avenir, mes projets me ramènent aussi à ce que devait être cette année supplémentaire. Une année pour poursuivre mes rêves, évoluer vers un métier de reporter, de photographe et commencer à gagner de l’argent. Mes économies me permettent ce dernier investissement pour vivre en Asie en 2022/2023. Il ne pourra être reconduit. Alors mon incapacité à bouger, à être assise, à travailler, à être libre me transperce. Cela signifie que dans 10 mois, fin octobre 2023 au plus tard, je devrai rentrer en France, pour une durée indéterminée. Cela me rend malade de tristesse et de désespoir. Il me reste du temps afin que les choses soient différentes. Aussi, il faut que je me batte pour que l’issue de mon histoire change. Le combat commence par la réservation de mon vol le 4 janvier, les consultations neurologiques le 6 à Bumrungrad et la mise à jour de mon CV.

J’essaie de m’extirper de mes stratégies guerrières ou de mes sombres pensées pour le réveillon du Nouvel An. Je rejoins mes amis de Bangkok. Ils ont réservé un diner spectacle à leur hôtel. Ce n’est pas ma tasse de thé, mais je n’avais pas envie d’être seule. Cependant, quand je regarde les gens trinquer sur la plage, les souvenirs de mon 31 décembre 2019 à Koh Phi Phi me rappellent qui je suis. Ne serais-je pas mieux de l’autre côté de la rue, entourée d’inconnus ? Comme j’ai toujours trouvé cela terrible d’être à un endroit et de rêver d’être dans un lieu distinct, je fais un effort pour être présente et joviale. Qui sait, peut-être rejoindrons-nous la foule assise sur le sable après ?

Le diner-spectacle à toutes les caractéristiques de ces hôtels all-inclusive : un buffet gigantesque, la distribution d’accessoires de fêtes (chapeau pointu, masque, serpentins, confettis, langues de belle-mère…), des danses traditionnelles et un combat de Muay thaï (boxe thaïlandaise) pour enthousiasmer le public. Un orchestre live joue les titres aimés a priori du plus grand nombre. Il ne manque plus que Patrick Sébastien nous invitant à faire la chenille et tourner nos serviettes, pour atteindre des sommets. Pour ceux qui me connaissent, je suis dans cet environnement comme un poisson hors de l’eau. Après le plat principal, je m’éloigne pour aller m’allonger sur un transat. Pour une fois, mon état de santé est une bonne excuse pour m’éclipser. Je sais, ce n’est pas très « joli joli », tout ça 😊. J’assume.

Ils viennent me chercher quelque temps plus tard pour aller sur la plage. Comme beaucoup de Thaïs et de touristes, ils achètent des feux de Bengale de taille et de teinte multiples et s’organisent pour les tirer. Faisant attention à la sécurité des petits, nous retombons tous en enfance lorsque le premier jet de couleur éclate. Tout le monde applaudit. Puis, immédiatement après, les gosses courent, talonnés de près par leurs parents afin de positionner les suivants. Encore une fois, du rouge, de l’orange, du jaune éclairent pendant quelques secondes le ciel étoilé. Et ils y retournent pour préparer le troisième et dernier lancement. Ils mettent toutes les fusées qu’ils leur restent. L’un des petits rumine : « Ça prend beaucoup de temps à installer et une fois enflammé ça disparait trop vite… pourquoi ça ne dure pas plus longtemps ? » C’est une superbe image pour nous inciter à profiter de l’instant, à être ancrés dans la vie, non ?

Plus loin sur la plage, nous croisons une vendeuse de lanternes. Il est de coutume d’en allumer une et de faire un vœu. Alors tour à tour, nous envoyons nos souhaits dans le ciel, à l’univers. Cette trainée lumineuse de lampions qui perce de-ci de-là la nuit noire et qui disparait au fur et à mesure au gré du vent est belle et poétique.

Ce serait une invitation à la méditation s’il n’y avait pas des enceintes braillant que le compte à rebours commence dans 15 minutes. On achète des boissons pour trinquer le moment venu. On s’installe et on attend, comme tant d’autres, le fameux décompte. Et ça y est : « 3, 2, 1… Happy New Year ». Dans des hurlements, des cris de joie et la traditionnelle chanson d’ABBA, tout le monde se prend dans les bras, s’embrasse, se souhaite le meilleur. Intérieurement, je prie pour que 2023 soit plus légère et que je puisse enfin m’envoler. 

Les jours qui suivent, en dehors des massages avec Yin et de ma séance torturante d’acupuncture, je reste essentiellement à l’hôtel. Mon objectif : être capable de monter dans l’avion et de retourner à Bangkok sans trop de difficulté.

Le 4 janvier arrive et dès que je suis dans le taxi, je sais que le voyage va être très compliqué. Allongée sur la banquette arrière, j’ai la nausée, des bouffées de chaleur et tout tourne autour de moi. À force de concentration en demandant de mettre la climatisation à fond, ça passe. Mais je crains le pire pour les étapes à venir.

J’ai malheureusement raison. À mon arrivée à l’aéroport, il y a une file d’attente de plus de 40 minutes pour l’enregistrement des bagages. Jamais je ne vais pouvoir tenir. Alors, je vais m’étendre un peu afin de récupérer du trajet en voiture et affronter cette épreuve. Quand je me lève, la queue s’est encore allongée. Comment vais-je faire ? Je n’ai pas le choix, même si je décale mon vol, j’aurai toujours à faire face à ce problème ! Et prendre un bus pour rentrer n’est pas une option envisageable. Alors, je prends place dans la file. Ma seule technique de survie est de m’asseoir par terre. Cela avance très doucement. Depuis le sol, je pousse ma valise et je me traine. Les gens me regardent bizarrement, mais je ne vais pas commencer à me justifier. Quand enfin arrive mon tour, l’hôtesse me donne mon billet et elle m’informe que je serai à côté de la sortie de secours dans l’avion. Je lui explique que ce n’est pas très prudent en raison de mon état de santé. Elle ne semble pas s’en émouvoir ou comprendre ce que je lui dis. Alors, je m’en vais pour pouvoir passer les contrôles.

Et là, j’éclate en sanglots, la file est encore plus longue que celle de l’enregistrement. Il doit y avoir approximativement une heure de délai, un seul comptoir est ouvert. Je pars me calmer un peu plus loin. Cependant, je sais que je suis incapable de gérer de nouveau ce type de situation. En plus, je ne peux pas reprendre du tramadol. J’en ai déjà pris exceptionnellement, ainsi que tout un cocktail de pilules diverses, il y a moins de deux heures, pour affronter tous les aléas de cette expédition. La seule solution est de demander qu’on me laisse passer en priorité.

Je commence par les touristes, mais aucun n’est enclin à accepter que je les double. Alors, je cherche une personne en charge de la sécurité. Il me dit non et me renvoie à la queue. Mes pleurs et mon désespoir s’intensifient. Je retourne le voir. Au bout d’un certain temps, il semble lassé d’avoir en face de lui une folle qui le harcèle, qui gesticule dans tous les sens et qui s’apparente plus à une serpillière qu’à un être humain. Alors, il m’envoie au guichet de la compagnie aérienne. Là encore, au bord de la crise de nerfs et toujours en larmes, j’explique ma situation. Je montre ma carte de l’hôpital où on voit une radio de mon dos avec les vis. L’hôtesse commence par me changer de siège. Elle se rend compte que ce n’est pas raisonnable de me rendre responsable de tout acte en cas d’urgence. Puis elle m’accompagne auprès de la sécurité pour que je passe les contrôles immédiatement. En cinq minutes, c’est chose faite. Je peux enfin m’allonger à l’abri des regards dans la salle d’embarquement. Épuisée, je mets un réveil et je m’endors à même le sol.

Par chance, mon vol est retardé de plus d’une heure. Cela me permet de me calmer et me revigorer en faisant une longue sieste. Au moment de monter dans l’avion, je suis beaucoup plus sereine. Étant de nouveau en pleine possession de mes moyens, je peux déployer les stratégies de survie de l’aller, pour que le trajet retour et mon arrivée à Bangkok se passent sans difficulté majeure. Alléluia !

2 commentaires

  • Isvi Nadine

    Bonjour Sarah
    Quel périple…quel chemin de vie et quel courage .
    Je ne peux cacher mon admiration devant une telle volonté.
    Écrire et raconter ce chemin intérieur….une belle leçon de vie.
    Je t’embrasse fort.
    Nadine

    • Baloo

      Merci beaucoup Nadine pour ton message !
      Je ne trouve pas les mots pour exprimer combien chacun de tes mots me touche.
      Je t’embrasse fort

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