Histoire d'une chute

Histoire d’une chute : transformer un marshmallow en caramel mou – 1ère partie

Après avoir vu mon chirurgien, le Dr S., le médecin en charge de ma rééducation, le Dr P., et effectué les derniers examens validant mon « opérationnalité », je suis autorisée à quitter l’hôpital. Le Dr S. s’inquiète de savoir où je vais habiter et de ma situation de femme seule. Étrangement, je ne suis absolument pas anxieuse. Je tiens debout, je marche… je vais gérer nickel chrome. 😊 Je décide de retourner au Citrus, l’hôtel où j’attendais mon opération, plutôt que de prendre un appartement. Le personnel est adorable. Ils pourront m’aider et me secourir si jamais je rencontre des difficultés et ce, 24 h/24. Grâce à eux, je ne me sentirai pas isolée ni livrée à moi-même. En plus, il se trouve seulement à 350 mètres en ligne droite de l’hôpital. C’est donc une excellente annexe.

Le 13 août 2022 à 15h, je quitte mon superbe pyjama vert griffé Bumrungrad, j’enfile mes habits de civil et je reprends mon baluchon. En sept jours, je ne l’ai même pas ouvert. Aucun des vêtements, des livres ou mon ordinateur n’a été utilisé. Lorsque je l’avais préparé, je craignais de m’embêter. Je pensais que j’aurais du temps pour écrire, travailler mes photos… Je me rends compte à quel point j’ai minimisé ce type d’intervention et ses conséquences. J’ai vraisemblablement estimé que ce serait équivalent à la pose d’un plâtre ou à la réparation d’un meuble. On colle, on fixe et voilà, c’est fini ! On passe à autre chose. N’est-ce pas merveilleux de croire en la Magie et au Père Noël ?

Je prends le temps de remercier chacun de mes anges : aides-soignantes, infirmières, kinésithérapeutes, brancardiers, médecins… Sans eux, je n’en serais pas là. Sans eux, j’aurais succombé mille fois face à toutes les adversités rencontrées. À leur tour, ils me sont reconnaissants d’avoir été une patiente souriante, courageuse, aimable… Je me suis trouvée imbuvable au moins les quatre premiers jours. C’est étrange les différences de perception.

Au moment de partir, mon infirmière me demande où je vais et si on vient me chercher. Je l’informe fièrement que je sors toute seule sur mes deux jambes et que je vais marcher. Elle est horrifiée. Elle me colle dans un fauteuil roulant en disant : « J’appelle une voiture. On vous dépose. Hors de question que vous rentriez seule à pied. »

Penaude, pareille à une gosse qui aurait fait une énorme bêtise et que l’on aurait mise au coin, j’attends donc mon sac sur les genoux qu’on me transporte. Moi qui voulais sortir comme j’étais venue simplement avec huit vis en plus, c’est raté. C’est le protocole.

Lorsque nous arrivons au Citrus, le chauffeur va pour prendre le fauteuil roulant du coffre. Je l’arrête immédiatement dans son élan. Mon orgueil refuse catégoriquement. Je peux marcher ! À contrecœur, j’ai déjà dû accepter de quitter l’hôpital sur des roulettes et rentrer en voiture. Ça suffit ! Cependant, je suis réaliste. Je demande donc que l’on me porte mon sac et que l’on m’apporte mes affaires que j’avais stockées à l’hôtel. Il est clair qu’il m’est impossible de soulever plus de 500 grammes.

Enfin seule dans ma chambre, j’écoute le silence. Je suis émue d’être là et assommée de fatigue. Une part de moi se dit : « ça y est, c’est fini », l’autre répond : « tout commence ». Simple et évident comme les deux faces d’une même pièce. Je m’allonge pour me reposer et assimiler tout ce qu’il vient de se passer depuis l’opération il y a une semaine, ma chute il y a un mois.

Dans cette assourdissante quiétude de mes 15 m² et entourée du vide, je me rends compte que chaque petite chose du quotidien va être un défi. Je ne peux pas me pencher, me courber ou effectuer une simple torsion du buste. Je bouge tel un dessin animé abstrait en 2D : horizontale ou verticale… la 3D va devoir attendre. J’ai le sentiment d’avoir pris le raccourci de Bing Bong dans « Vice versa »… Mais je ne sais pas quand je trouverai la sortie.

Le premier élément concret qui met en exergue mes limitations physiques est le rangement de mes affaires. Vider mon sac est normalement une tâche usuelle, facile et rapide, mais cette fois, cela va être un vrai défi. Et si je ne veux pas demander de l’aide pour toute chose, il va falloir que je sois courageuse, mais surtout astucieuse. Alors, avant de me lancer, j’analyse les options possibles. La seule approche est de tout faire à quatre pattes. Il est impensable d’envisager que je pourrais me tenir debout, me lever et me baisser sans cesse, mettre mon sac sur le lit… C’est donc en mode petit chien que je transfère les différents contenus vers l’armoire. Évidemment, je ne cherche pas à les plier correctement ni à les accrocher sur des cintres. Si toutes mes affaires sont déjà à portée de main ce sera un exploit. Pour arriver au bout de cette action, je dois faire de longues pauses où je suis allongée par terre pour retrouver de l’énergie. Il me faut environ 2 heures pour le faire. Autant dire une éternité. Après cela, je ne suis plus bonne à rien. Étendue sur mon lit sans être capable d’autres efforts, j’ouvre l’application « Grab », l’équivalent de « Uber » pour essayer de commander quelque chose à manger. Ils me livreront directement jusque dans ma chambre. Mais contrairement à l’hôpital, et c’est une heureuse nouvelle, ils ne me donneront pas la becquée ni me tiendront ma bouteille d’eau pour que je boive.

Il faut donc que je me lave les mains. Là encore, je ne suis pas au bout de mes peines. Le lavabo de ma salle de bain est adapté pour des personnes faisant 1m60 et pouvant se plier. Pour ces deux aspects, ce n’est définitivement pas mon cas. Aussi, deux options : soit jamais je ne me laverai les mains ou alors, pas avec cet « ustensile », soit je vais devoir trouver une autre manière. En faisant preuve d’ingéniosité, je réussis à réaliser cette activité basique en faisant des squats ou agenouillée en mode « prie dieu ». La première sollicite fortement mes muscles. Elle n’est envisageable que très occasionnellement. C’est trop éprouvant physiquement d’être gainée 30 à 40 secondes dans cette position plusieurs fois par jour. Comme le disent mes médecins, je suis un marshmallow. Je « prierai » donc devant le lavabo en me lavant les mains ainsi qu’en me brossant les dents ou pour toute besogne qui requiert l’utilisation de cet objet de malheur.

Mon dîner arrive 40 minutes après l’avoir commandé. Mais, je suis épuisée par ces simples actions et j’ai tellement mal que je ne peux rien avaler. Le mini frigo se trouvant à même le sol, pour mettre mon repas au frais, là encore, il faut faire du quatre pattes. Et dire que cela faisait près de 41 ans que je n’avais pas passé autant de temps au sol… Savoir être humble et accepter de tout recommencer comme lorsque j’avais huit mois ou presque, voilà ce qui m’attend. En espérant des heures meilleures et que je grandisse vite, mon unique réconfort est de retrouver mon lit douillet et d’y rester sans bouger jusqu’à demain.

À mon réveil, je me rue sur mes antidouleurs. Ensuite, j’essaie d’envisager ma journée. C’est difficile de s’autogérer, de s’autostimuler et de définir ce que je dois/peux faire ou non. À l’hôpital, mes médecins, infirmiers et kinés choisissaient pour moi. J’étais prise en charge de A à Z. Aujourd’hui et pour les mois à venir, il est nécessaire que j’analyse au quotidien mes capacités pour chaque pratique.

Pour mon premier jour seule au Citrus, j’étudie les actions suivantes :

  • Sortir du lit. Je me lève avec beaucoup de difficulté. M’asseoir sur le bord requiert tout une gesticulation très particulière afin que j’arrive à redresser mon buste sans hurler de douleur. Rien que cet effort me met à plat. Je vais donc optimiser le nombre de fois qu’il va falloir m’extirper de là.
  • Me laver. Je ne peux pas prendre une douche. Il n’y a pas de tapis antidérapant. J’ai une peur panique de glisser. Tant que je ne le trouve pas, pas de douche ! Cette fois, je m’en moque, je suis toute seule ! Si je pue, l’unique personne que j’incommoderai, c’est moi. Cependant, mes séances de kinésithérapie intensives tous les deux jours commencent après-demain. Il faut imaginer une solution. Sortir de mon lit, de ma chambre représente un défi. Alors, courir les magasins, jamais ! Je publie un message sur Facebook demandant de l’aide afin que quelqu’un l’achète pour moi. Et c’est la magie des réseaux sociaux. Outre les réponses me souhaitant un bon rétablissement, nombre d’inconnus me proposent de faire des courses ou de venir pour me tenir compagnie… L’un d’eux m’offre mon tapis antidérapant et me le livre l’après-midi même ! Mille mercis.
  • M’habiller. C’est compliqué. Il faut des vêtements très amples où je peux me glisser sans me contorsionner. Le plus facile, c’est une robe bain de soleil ou une jupe et un t-shirt. Sans vous faire de dessins, ce n’est pas évident d’enfiler un pantalon, un short ou encore des sous-vêtements quand on ne peut pas se courber, se cambrer, se tortiller… Là encore, il faut être malin pour trouver la bonne approche. Comme je suis toute seule, je ne crains pas le ridicule et j’ose tout ce qui pourrait faire rire dans un film burlesque. Quant aux chaussures, vive les tongs !
  • Marcher. Je suis terrifiée de me balader sans escorte dans la rue. Je vais donc partir à la découverte et explorer l’étage de mon hôtel. Le carré de couloirs doit faire entre 50 et 60 mètres. Si quelqu’un regarde les vidéos de surveillance, il verra une folle qui tourne en rond en essayant de lever les bras, monter les genoux vers le buste.
  • Manger. Heureusement, il y a « Grab » qui m’offre une kyrielle de choix sans bouger de mon matelas.
  • Échanger. Je n’ai aucune envie de parler. Rhiannon, mon interlocutrice auprès de mon assurance, le Dr S., des proches m’appellent pour savoir comment se passe cette première journée. Je veux du silence. Le mode avion est la bonne solution. Je suis accablée, terrassée par toutes les difficultés que je rencontre pour chaque chose infime. Jamais je n’aurais imaginé que des tâches quotidiennes simples, réalisées avec automatisme, sans se poser de questions, deviennent un vrai travail éreintant et nécessitant une réelle réflexion avant de se lancer. Le chemin me parait tellement long et douloureux que pour l’instant je veux juste sombrer. Évoquer tout cela rendrait les choses encore plus concrètes et cela m’est impossible pour aujourd’hui. J’accepte uniquement d’aller ouvrir la porte au personnel de l’hôtel qui me demande deux ou trois fois dans la journée si tout va bien et si je n’ai besoin de rien.
  • Dormir. Être allongée est mon activité préférée. En fait, pour 15/20 minutes d’effort quel qu’il soit (me lever, me vêtir, marcher, me préparer un thé et porter ma tasse…), il me faut a minima 3 heures alitée pour essayer de récupérer.

Le lendemain, je me fixe deux objectifs. Je dois m’entraîner pour pouvoir effectuer ces actions le jour suivant pour aller à ma séance de physiothérapie à l’hôpital. Il s’agit de me laver et de sortir de l’hôtel pour me rendre au supermarché situé à 130 mètres de là. L’un sera réalisé le matin, l’autre l’après-midi. Ça me fera ma journée. Chacun de ces actes nécessite une préparation tant physique que psychologique.

Pour prendre ma douche, j’installe mon tapis antidérapant et mets à portée de main mon gel douche et mon shampoing. Je repère et je teste la grande poignée qui me permettra de m’agripper tout du long. Quand l’eau chaude commence à ruisseler sur mes cheveux et ma peau, un sentiment de bien-être m’envahit. J’ai l’impression que cela me lave de mes angoisses, de mes douleurs. Je profite donc de ce moment, sans bouger, tout en me tenant fermement à la poignée de porte. Mais rester immobile me fatigue. Alors je sors de la douche, je me savonnerai dans une seconde étape. Il faut d’abord que je m’allonge et que je me repose.

Une demi-heure plus tard, j’essaie de poursuivre mon premier défi du jour. Aussi, je retourne sous l’eau. Cette fois, sans attendre, je me mets du shampoing sur la tête. Or me frictionner les cheveux m’est profondément difficile et au bout de cinq minutes, je suis éreintée. Je me rince à la va-vite. Même si j’ai encore plein de mousse partout, je ne tiens plus. Je vais me coucher. Il faudra une troisième étape.

Une heure plus tard, je me suis endormie entretemps, j’y retourne. Cette fois, je dois finir ce que j’ai commencé. L’après-shampoing attendra, je tente simplement de me savonner et de me rincer le plus rapidement possible. J’arrive à me nettoyer le buste, mais les jambes, et je ne parle pas des pieds, c’est une autre paire de manches. Aussi, je considère que l’eau savonneuse qui dégouline depuis ma tête sera un lavage efficace. De toute manière, je suis incapable de faire différemment. Maintenant, il faut que cette épreuve se termine vite et que je sorte de là. Pour le séchage, les serviettes éponges s’en occuperont pendant que je me repose.

En tout et pour tout, j’ai bien dû passer plus de deux heures avec les nombreuses pauses rien que pour effectuer mes ablutions. Mon rendez-vous à l’hôpital demain étant à 10 h, il est nécessaire que je me lève à 7 h. Même si je ne me lave pas les cheveux, je ne pourrai pas me doucher, m’habiller et partir en moins de deux ou trois heures. Et dire qu’avant je pouvais faire tout cela en quinze minutes montre en main. Là, ça prend une éternité ! En plus, j’ai conscience que j’ai besoin de récupérer durant plusieurs heures avant de pouvoir fournir un nouvel effort. Pour l’instant, je suis brisée par la fatigue et la douleur.

C’est donc en fin d’après-midi, après avoir « comaté », somnolé et dormi que je rassemble tout mon courage et ma détermination pour sortir. J’ai pu déambuler à l’hôpital sur plusieurs centaines de mètres, j’ai fait le tour de mon étage à de nombreuses reprises, je serai bien capable de marcher 130 mètres jusqu’au supermarché Villa Market ! En plus, avant mon opération j’y suis allée des dizaines de fois, je connais le chemin, les points stratégiques du trajet, chacun des trous du bitume et l’angle où je dois traverser avec vigilance. Pas de raison d’en faire toute une histoire et de se faire peur toute seule. « N’oublie pas ma vieille que tu parcours l’Asie depuis près de 3 ans. Tu as exploré le Vietnam du Nord au Sud à moto. Allez acheter des fruits de la passion et des mangues, ce n’est pas ça qui va te tuer ! ».

Avec juste le nécessaire en main, mon portefeuille et Baloo, je prends l’ascenseur et en avant. J’ai à peine dépassé la réception de l’hôtel que la circulation et le monde me terrifient ! Comment vais-je atteindre le Villa Market ? Est-ce qu’on ne va pas me bousculer ? Me pousser ? Est-ce que je ne vais pas tomber ? Marchant comme si c’était sur une plaque de glace glissante et friable, petit pas par petit pas, mon cœur bat à tout rompre. J’essaie de canaliser mon alarme interne qui sonne à rendre sourd à 100 km à la ronde, par des techniques de respiration. Tout mon esprit se focalise sur chaque mètre à parcourir. La dernière fois que j’ai eu une suée pareille, c’est lorsque je découvrais la conduite de nuit à moto dans Hanoi. Là, c’était le chaos ! La comparaison est ridicule, et pourtant.

J’aimerais tellement avoir au-dessus de ma tête une affiche en 3X4, avec néons rouges clignotants, signalant à tous ceux qui m’entourent « Attention objet très fragile ! Ne pas toucher ! ». Évidemment et malheureusement, ce n’est pas le cas ! Je continue malgré tout ! Je ne dois pas céder à ma frayeur ! Si j’opère un demi-tour maintenant, je n’arriverai plus à sortir ! Je resterai à jamais confiné dans ma chambre en ayant peur de l’univers extérieur ! Je peux le faire ! Je dois le faire ! Alors, une enjambée après l’autre, ayant tous mes sens à l’affût, j’avance. Et enfin, au bout d’un temps infini, j’atteins la porte du Villa Market !

Le bonheur d’avoir réussi cette première étape n’est que de courte durée. Il est près de 17 ou 18 h, c’est l’heure de pointe. Il y a du monde partout avec panier et caddie ! Je les observe. Ils se frôlent, se touchent, se heurtent… Jamais, je n’y avais prêté attention. C’est la vie, c’est normal si on s’effleure parfois. Mais pour l’heure, je ne veux pas qu’on entre dans ma bulle dont le rayon est d’un à deux mètres autour de moi. Alors, je trouve un coin où il n’y a personne pour reprendre mes esprits, ma concentration et définir le meilleur plan pour récupérer mes produits, payer et réussir à faire le chemin retour. « Si les autres ne peuvent pas m’éviter, moi je le peux ! Je connais le magasin par cœur ! Il suffit donc de faire un slalom géant en gardant confiance dans ma capacité à déjouer les obstacles ! ».

Une fois ma stratégie établie, je m’élance. Je profite d’une accalmie au niveau des fruits et des légumes, pour y aller. Sans vraiment choisir, je saisis deux sacs déjà préparés de fruits de la passion et de mangues. Puis, considérant que j’ai le droit à une récompense pour cet exploit, tout en zigzaguant entre chaque client, je me dirige vers les frigos. Un bon saucisson, un morceau de fromage et une bière ! Voilà un repas de fête ! J’évalue le poids que tout cela va représenter. Ça va faire plus de 500 grammes tout ça ! Pas grave ! Je les porterai à deux mains devant mon ventre, ça va passer.

Une fois que j’ai toutes mes précieuses denrées, je me retranche dans un coin à côté des caisses. Accroupie, tel un chasseur à l’affût, j’attends ! Quand le flux commence à être moins dense, j’y vais. Maintenant que mes courses sont payées, il faut que je gère le retour.

L’idée de retrouver mon lit confortable, de m’allonger dans le calme et le silence, loin du monde, me donne des ailes. J’effectue les 130 mètres extrêmement prudemment, mais mon pas me semble plus assuré. Je me vois courir pour retourner dans l’environnement sûr de ma chambre et ne plus jamais être confrontée à tout cela.

Quand j’arrive enfin chez moi après cette périlleuse expédition, mes muscles se relâchent. Il est certain que j’ai eu peur, très peur… Il va falloir pourtant recommencer encore et encore, quotidiennement, pour éviter que l’épouvante ne me mange tout entière ! Cependant, à chaque jour suffit sa peine. Pour l’instant, j’ouvre ma bière et me coupe quelques morceaux de fromage et de saucisson pour célébrer mon succès.

Nouveau jour, nouveau défi, cette fois cela concerne ma séance de physiothérapie. Malgré les antidouleurs et m’être levée très tôt pour faire des pauses, je suis déjà au maximum de mes capacités quand j’atteins à 10 h le 2e étage du bâtiment B de Bumrungrad. Aussi, j’espère, voire je supplie l’univers, que les exercices soient faciles. Je ne suis pas en état pour une session de cardio.

Comme d’habitude, on commence par me demander mon nom, prénom, date de naissance et vérifier mes constantes. Je n’ai pas de fièvre, mais j’ai maigri, mon rythme cardiaque est élevé et ma tension crève le plancher. Moi qui ai généralement un 12.8 classique, je caracole avec un 8.5 de tension. Au visage de l’infirmière, je vois bien que ce n’est pas un bon score. Puis, je retrouve mon superbe pyjama vert griffé Bumrungrad et j’attends ma kiné. Une fois que nous sommes seules dans la cabine de soins, elle me demande mes symptômes. Je n’ai aucune perception, sensation au toucher sur toute une zone, de la taille d’une feuille A5, à droite de la colonne. Je ne peux pas me mettre sur le côté ni sur le ventre quand je suis allongée. Je n’arrive pas à me tenir assise plus de 3 minutes sans douleur. J’ai le sentiment qu’on me poignarde le dos tout au long de la journée… Compte tenu de cette situation, il va falloir y aller tout en douceur et très progressivement. Elle commence par m’étirer les jambes puis les bras et le dos. Puis, elle me masse. Elle me demande régulièrement si cela me fait mal quand elle appuie.

Pour répondre à cette question, deux représentations me viennent immédiatement en tête. La première est celle du jeu de société le « Docteur Maboul » ? Ici, le but est de retirer des pièces anatomiques du corps de Sam, le patient, sans le faire hurler. Ainsi, pour gagner, les pinces ne doivent pas entrer en contact avec les bords métalliques des cavités, sinon le nez de Sam s’allume et une sonnerie retentit. Dans mon cas, autant dire que mon kiné perd tout le temps, car l’alarme braille en permanence. L’autre est la série Littéraire « Où est Charlie ». L’objectif est de retrouver le personnage de Charlie dans un dessin. Si l’endroit qui me fait souffrir est symbolisé par ce fameux Charlie, Charlie est partout. J’en pleure de douleur. Je retiens au maximum mes cris, mais ce serait plus facile si je pouvais mordre dans un bout de bois ou si j’étais anesthésiée par un litre de rhum. Elle poursuit la séance par des ultrasons qui devraient aider à désenflammer la zone. Enfin, je m’allonge sur des poches de gel froides couvrant tout mon dos pendant 20 minutes. C’est tellement apaisant que je m’endors.

Une fois la session terminée et étant à J+10 depuis l’intervention, je dois voir le Dr S. et le Dr P. pour effectuer le suivi postopératoire. Au regard de la radio, tout est normal. Le Dr S. en profite pour vérifier l’avancement de la cicatrisation et là encore, tout va pour le mieux. Il est vraiment satisfait de la progression de ma convalescence. En revanche, compte tenu de mes douleurs et de l’inflammation musculaire, il me demande de porter une sorte de corset pour m’aider à me maintenir dans la bonne position.

Je consulte ensuite le Dr P. pour adapter mon programme de physiothérapie. Elle complète mon traitement par des sessions d’acuponcture hebdomadaires. J’effectue d’ailleurs la première séance avec elle le jour même. Elle utilise une technique de dry needling visant à insérer une aiguille « profondément » dans la peau et les muscles pour détendre les points gâchettes (« Trigger points »).

Bref, à chaque aiguille, j’ai le sentiment de recevoir une décharge de 10 000 volts dans le dos. Mais il faut continuer à débusquer tous les lieux où se trouve Charlie. Il est d’ores et déjà évident que deux ou trois essais ne suffiront pas. Je prends donc mon courage à deux mains et je tiens. À la cinquième, le Dr P. s’étonne de ma capacité de gestion de la souffrance. Elle sait que cette thérapie est efficace, mais invasive. Elle me répète plusieurs fois que lorsque la douleur n’est plus supportable, on s’arrête. Je ne dois pas forcer. Si besoin, on planifiera une autre session d’ici un jour ou deux. À chaque nœud musculaire identifié, cela fait un mal de chien, mais je tiens bon, car je sens que cela me fait du bien. On dit bien « il faut souffrir pour être belle ». Mon nouvel adage est donc « il faut souffrir pour être mobile ». À la treizième aiguille, elle s’arrête. On continuera la semaine prochaine. À la fin de la session, elle me donne un super cocktail à base d’antidouleur puissant, de relaxant musculaire et d’anti-inflammatoire. En plus, elle me fait allonger de nouveau sur des poches de gel froides pour aider à récupérer.

Lorsque je sors de l’hôpital, je suis épuisée par toutes les tortures subies. Cependant avant de rejoindre mon lit douillet et ma chambre pour ne plus la quitter avant demain, je vais m’acheter des poches de gel très grand modèle. Cela m’a tellement soulagé qu’il me semble évident que, tout comme le tapis antidérapant, ces coussins thermiques me sauveront la vie. Par chance, j’en trouve deux en format A3 et un autres en A4 dans une pharmacie non loin. Cela devrait pouvoir couvrir tout mon dos de la tête au sacrum.

J’ai été vaillante toute la matinée, mais là, il est définitivement l’heure de rentrer. Je ne suis qu’à 500 mètres du Citrus et pourtant je rêve de pouvoir me téléporter. Mes pieds avancent uniquement au mental. Je n’en peux plus. Je veux pouvoir m’écrouler et ne plus remuer un orteil. Après une marche qui me parait interminable, ça y est, je franchis les portes de l’hôtel. Quel bonheur !

Une fois dans le lobby, j’attends impatiemment que les autres clients « dégagent » afin que le réceptionniste soit disponible. Je dois lui donner toutes mes poches de gel pour qu’il les mette dans le congélateur. Mais, en me voyant, il veut s’assurer de mon état, car je suis livide. Avec un sourire fatigué, je lui réponds que tout ira bien maintenant que mon lit est quasiment à portée de bras. Il m’incite à manger quelque chose et me dit qu’il peut soit me faire des courses soit me livrer mes plats commandés par « Grab » jusque dans ma chambre. Ainsi, je n’aurai pas à bouger. La sensation de faim se fait sentir uniquement parce qu’il l’évoque. De mémoire, je dois bien avoir quelque chose dans mon frigo. Je ferai avec ce que j’ai et si ce n’est pas suffisant, j’accepterai son offre. Cependant, pour l’heure mon esprit est focalisé par le fait de m’allonger et sombrer. Je suis à bout de nerfs et d’énergie.

C’est dans ce contexte d’épuisement physique et psychologique que je rencontre un « Mage ». Cet homme hors du commun me tend la main alors que je broie sévèrement du noir. Sans jamais avoir été suicidaire, je ne vois aucune issue à mon calvaire et à la torture incessante liée à tous mes maux. Nombre de personnes de mon entourage direct et indirect me disent qu’il faut du temps et de ne pas m’inquiéter, car demain ça ira mieux. Mais ça veut dire quoi du temps quand une heure dure l’éternité ! Ça veut dire quoi aller mieux quand on est shooté au tramadol, antalgique appartenant à la classe des opioïdes comme la morphine, et que malgré cela on souffre le martyre ! Seuls les mots de mon « Mage » agissent tel un baume apaisant. Son écoute, sa présence me donne des forces quand je suis prête à capituler. Rien ne peut être à la hauteur de la reconnaissance et de la gratitude infinie que j’ai pour lui !

Les jours et semaines passent. Elles sont rythmées par une à deux sessions de marche quotidienne, par des séances de physiothérapie tous les deux jours et d’acuponcture hebdomadaire. L’objectif est clair : transformer le marshmallow que je suis en caramel mou. Mes muscles centraux c’est-à-dire ceux nécessaires à toutes les activités quotidiennes normales comme la respiration, le contrôle de la posture… sont étrangement très faibles. Au regard du nombre de personnes qui s’étonnent de mon manque de musculature, je me demande comment je tiens debout. Peut-être suis-je une poupée de chiffon qui l’ignore ? Cependant, une chose est certaine, c’est qu’exercice après exercice, il est urgent de les renforcer. J’ai d’ailleurs un livret de quatre pages pour m’entraîner dans ma chambre deux fois par jour en plus de tout le reste. Si je ne suis pas le programme complet, la douleur ne disparaitra jamais.

Heureusement que j’ai, pour l’instant, le tramadol trois fois par jour pour tenir le choc. Mais malgré ce traitement de cheval et le port du corset dès que je suis debout, ma kiné perd toujours au « Docteur Maboul » et le Dr P. gagne invariablement à trouver Charlie, car il est toujours partout. Je suis également sous surveillance. Ma tension demeure inlassablement très basse, entre 8,5 et 8,7, ce qui peut provoquer une grande fatigue et des vertiges. En plus, sur chaque journée de 24 heures, je passe globalement 20 à 22 heures alitée. Chaque effort m’épuise. En moyenne, une heure d’activité nécessite 6 à 8 heures de repos. Qu’il est long le temps quand on ne peut être mobile et vivre normalement !

Cela dit, j’ai de la chance. L’équipe médicale est présente avec chaleur, bienveillance et générosité à chaque fois que je me transforme en épave c’est-à-dire quasiment à chaque rencontre. Dire que je souffre est un euphémisme. Mon « Mage » ne me lâche pas la main. Quand je coule, il m’aide à remonter à la surface. Rhiannon de l’assurance m’appelle plusieurs fois par semaine pour prendre de mes nouvelles et m’encourager. Enfin, mes anges : « Marsouin », « Colibri », « Nounours », « la Chenille », ma « Bonne Fée »… sont là, à mes côtés, par beau temps et mauvais temps… Fifille à son papa et à sa maman qui l’assume pleinement, j’ajoute une mention spéciale d’honneur pour ceux qui sont mes meilleurs supporters et alliés !

À cette liste non exhaustive, il y a deux objets essentiels à ma survie. Évidemment mon Baloo qui est toujours dans ma main. Il fait d’ailleurs de nombreuses conquêtes auprès de l’équipe médicale. Tous le trouvent adorable et sourient à chaque fois qu’il trône sur le bureau du médecin consulté ou qu’il est posé tout près de moi quand je suis sur une table de soins ou de torture. Il y a également ma ceinture thoracolombaire. Elle me permet de maintenir la bonne posture, mais surtout elle joue un rôle d’armure. Alors c’est certain, nombre de personnes m’observent avec un regard de pitié signifiant : « Oh la pauvre ! Qu’est-ce qui a dû lui arriver à son âge pour devoir porter ce type de corset qui emprisonne ». Mais pour moi, elle me protège. Les gens m’évitent, ne me touchent pas et lorsqu’ils m’effleurent c’est l’armature métallique qui prend. Ainsi, elle me donne du courage et la confiance nécessaire pour pouvoir sortir et marcher dehors sans avoir peur.

C’est grâce à tout cela que jour après jour, j’arrive de plus en plus aisément à effectuer des tâches basiques comme me laver, me retourner dans mon lit, m’habiller, me promener. Seul hic, je ne peux pas rester assise plus d’un quart d’heure. Je ne peux pas non plus tenir debout, immobile, pendant plus de 5 minutes. Ces deux activités m’étant quasiment impossibles, cela ne me permet pas de sociabiliser. Alors je persévère encore et toujours. J’essaie tous les jours d’aller un peu plus loin, de dépasser les réussites de la veille. Je n’ai pas le droit de baisser les bras même si j’ai l’impression de ne pas avancer. « Nounours » me dit qu’une convalescence est une accumulation de mini marches. Et c’est certain que je suis actuellement dans un escalier sans fin où des millions de mini marches succèdent aux mini marches.

Durant cette période, j’arpente les rues de Bangkok. Évidemment, avant chaque promenade, je définis le tour que je veux effectuer pour éviter de dépasser mes limites physiques. Pour le déterminer, je dois aussi prendre en considération que je ne peux faire de stops ou utiliser autre chose que mes pieds pour avancer. Ainsi, je ne peux envisager de  :

  • M’arrêter dans un café ou un restaurant pour récupérer. La position assise est trop douloureuse après 5 minutes.
  • Faire une pause en allant me faire masser et m’allonger dans l’un des très nombreux spas qu’offre Bangkok. Je ne peux concevoir que des personnes autres que mes médecins ou mes kinésithérapeutes me touchent le dos.
  • Prendre un taxi ou un tuk-tuk. Avec le trafic, je sais quand je monte dans la voiture, mais pas au bout de combien de temps j’arrive là où je le souhaite… Or, ma capacité est limitée à 5 minutes.
  • Utiliser le métro. Il y a trop de monde, trop de risques d’être bousculée.

J’analyse donc avec précision ce que je peux faire et je me donne un objectif à atteindre : un parc, un magasin, un marché… Mais j’évite les musées. Effectuer une visite m’obligerait à dépasser ma durée maximale de sortie et cela me mettrait en danger.

Cela dit, dans tout cet univers de minuscules progressions, mon périmètre de jeu et de balade s’agrandit de jour en jour. Le 5 septembre 2022, je franchis un palier symbolique. Pratiquement un mois jour pour jour après l’opération, j’arrive à faire 10 000 pas. Quand j’atteins ce chiffre, je suis fière comme Artaban. J’ai l’impression d’avoir gravi l’Everest. Évidemment, je ne vous dis pas dans quel état physique et de douleur j’étais après cet exploit. Mais d’avoir franchi cette étape spécifique me galvanise.

« Marsouin » et « Colibri » venant me voir dans quinze jours, cela signifie que je pourrai réellement profiter de leur présence, qu’ils n’auront pas à veiller une malade, et surtout, que la vie va reprendre !

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