Les portraits de Baloo

Les rencontres de ma moto – Hung

En voyage, on a toujours l’occasion de découvrir des nouvelles personnes, situations, contrées… Nous sommes surpris par des modes de fonctionnement, des traditions, des habitudes différentes des nôtres … Nous sommes à l’affut de ce qui pourrait nous saisir. Quand on s’envole juste pour quelques jours ou quelques semaines, nous sommes souvent à la recherche du sublime à couper le souffle ou de LA rencontre qui va nous marquer.

Étant sur la route depuis plus de 18 mois, je ne suis plus dans cette quête-là. Je ne sais jamais où et quand la magie va opérer. C’est ce qui est prodigieux. Se laisser surprendre par l’inattendu et l’inconnu. Mon appareil photo a toujours été un brise-glace fabuleux notamment auprès des enfants avides de voir pour l’une des premières fois leur frimousse en image. Il m’a aussi ouvert des portes afin que je sois le témoin d’un contexte, d’une histoire. Mais depuis les typhons et le dernier confinement, j’ai mis de côté, pour un temps, ce merveilleux allié. Qu’à cela ne tienne. Mon fidèle destrier noir prend la relève.

Il faut savoir qu’une femme à moto en Asie cela interpelle. Certes, nous sommes au pays du deux roues. Celui du scooter principalement ou celui du gros cube, pas celui d’un petit bolide vintage comme le mien. Ensuite, stéréotype oblige, si c’est une vraie bécane, c’est automatiquement un homme qui la conduit. Alors, dès que je l’enlève mon casque, je vois souvent des sourires, des regards étonnés, des pousses levés pour me féliciter. C’est donc ce fabuleux compagnon de route qui m’a permis de faire quelques belles rencontres fortuites.

Il y a quelques jours, je devais faire certaines révisions : vidange, vérifications en tout genre, changement de batterie… Je sais maintenant conduire une moto en Asie. En revanche, mon niveau en mécanique est toujours égal à « -12 ». Par chance, j’ai trouvé un spécialiste dont la devanture ne paie pas de mine à Da Nang. C’est l’une des rares personnes que j’ai rencontrées qui connait véritablement le fonctionnement de ma Yamaha.

Je me rends donc sur place. Je ne suis pas une habituée, mais entre mon destrier et ma tête, Duong me reconnait immédiatement. Il enfourche ma moto et va faire un tour avec. Dans l’attente de son diagnostic, un autre Vietnamien, assis à l’entrée de l’échoppe, me fait signe de me joindre à lui.

Une vague de covid importante secoue le pays depuis fin avril. Da Nang sort juste d’un mois de confinement. Je suis prudente et respectueuse vis-à-vis des Vietnamiens pour ne pas les tracasser inutilement. Mais cet homme d’une cinquantaine d’années me regarde avec gentillesse et bienveillance. Il n’est pas inquiet. Il insiste. Je m’installe donc. Il m’offre un thé puis un café. Il cherche ses mots pour se présenter. Il s’appelle Hung.

Voyant que l’échange verbal est compliqué, il sort son téléphone. Je m’attends à ce qu’il utilise google translate. Pas du tout. Il branche le haut-parleur et met de la musique. Intérieurement, je prie tous les dieux pour que ce ne soit pas du bruit de karaoké à plein volume. Loin du vacarme craint, ce sont des chansons vietnamiennes mélodiques, harmonieuses, douces. J’écoute. Je souris, masquée, à Hung. Tout passe dans le regard. Il commence à fredonner. Immédiatement, je suis saisie par sa voix : belle, mélancolique, vibrante. Nombre de Vietnamiens chantent fort et faux. Hung, c’est tout le contraire. Tout en justesse, en retenue, en émotion.

Son timbre me transporte au 24 d’une rue dans le Marais. Un homme, mon grand-père, ancien ténor, assis dans son vieux fauteuil marron, chante pour sa petite-fille. Je le revois, ses yeux dans les miens, fredonner du bel canto, Verdi ou tout simplement « Joyeux anniversaire ».

Dans le regard de Hung, je perçois tant de choses de mon histoire et de la sienne. Une larme coule. Il le remarque. Je lui fais signe que tout va bien. Il poursuit. Au fil des musiques se tisse une relation intime. Nous ne sommes plus assis sur de minuscules tabourets rouges. Nous ne sommes plus dans une petite rue passante. Je n’attends plus que ma moto soit réparée. Nous sommes hors du temps, hors du lieu. Curieusement, une partie de mon histoire, de mes racines et mon grand-père sont à mes côtés. J’ai l’envie furieuse de partager cela avec Hung, de lui dire le cadeau qu’il me fait. Mais j’ai peur qu’il me considère comme une hippie perchée. De plus, les Vietnamiens ne sont pas à l’aise pour parler d’émotions, de sentiments. Alors, je change ma phrase sur google translate : « Ta voix est magnifique. Tu as beaucoup de talent. Es-tu un musicien ? Un chanteur ? ». Il rigole. Il montre fièrement mon message à son entourage et reprend son récital.

Cette fois, sans un mot, c’est inclusif. Il passe aux chansons occidentales. Cela débute avec Hôtel California des Eagles. La longue introduction instrumentale nous met tous les deux en confiance. Nous battons le rythme en utilisant la table, nos jambes ou nos casques comme des djembés. Notre swing s’harmonise, se complète. Puis vient le premier couplet. Tout le monde le sait, je n’aime pas chanter sauf si je suis seule et que je peux brailler à tue-tête sans personne à des kilomètres à la ronde. Cette fois, pas le choix. Tout dans sa posture souligne qu’il espère que je me joindrai à lui pour ce bœuf improvisé en anglais. Son attente est perceptible. Poussée par le moment, son regard, je me lance. Je fais de mon mieux avec les paroles sur mon téléphone. Il invente des mots anglais avec des sonorités avoisinantes. Ça nous fait rigoler.

Personne ne nous écoute. On continue nos duos chants et batteries. Pour des connaisseurs, ce serait tout du massacre. Mais, est-ce l’important ? Clairement pas. Ici, personne ne nous jette de tomates ni ne s’arrête. Nous sommes dans une bulle de complicité universelle où l’essentiel n’est pas la performance. Sans échange verbal construit, tout est dit. Nous poursuivons pendant plus d’une heure alternant notre répertoire entre Asie et Occident.

Puis ma moto est prête. Il est temps de partir. On se serre la main longuement. Pas besoin de mot en aucune langue pour décrire cet instant unique et magique qui va au-delà de toutes les frontières culturelles et linguistiques.

9 commentaires

  • Isvi Nadine

    Bonjour Sarah
    Contente de te lire régulièrement depuis 3jours après un long silence.
    Merci de nous faire partager un peu ces moments de découvertes et d’échanges.
    Je ne cache pas que je suis très impressionnée par tous ce que tu fais….Bravo…Quelle expérience de vie…c’est une vraie aventure.
    Je t’embrasse.
    Nadine

  • Kandel sylvie

    Bonjour Sarah
    Je reçois seulement maintenant tous tes textes… Il m’avait semblé m’être abonnée il y a un certain temps mais…une belle découverte de fait récente.
    Le plaisir et la curiosité de te lire sont bien aiguisées…j’ai transmis a Gill ton site.
    Aux dernières nouvelles, Harris me disait que la prolongation de ton visa serait peut être difficile à obtenir…Etrange époque.
    Bien sur rien à voir avec ce par quoi passent les migrants qui essaient de rester chez nous.je donne des cours de français à des afghans. Ils me racontent.
    Mais ta capacité de vivre en symbiose avec un milieu culturel si diférend , m’épate.
    voilà un petit coucou.
    Amitiés

    • baloo

      Merci beaucoup Sylvie pour ton message.
      Effectivement depuis le mois de mai, nous faisons face à une 4e vague violente du variant indien du Covid et il y a de plus en plus de contrôles concernant les prolongations de visa. Tout cela incite d’autant plus à profiter de chaque jour comme un cadeau…
      Quoi qu’il advienne, je suis chanceuse d’être ici. C’est un pays et un peuple incroyable ! J’espère vous faire voyager avec moi et qui sait un jour peut-être vous y emmener.
      Bises à toute la famille.

  • Jean-loup Craipeau

    Salut Sarah-Baloo!

    Merci pour tes portraits et particulièrement celui de Hung.
    Profite bien de ce pays magnifique et de son peuple accueillant.

    Je vous embrasse toi et Baloo

    Jean-Loup

    • baloo

      Merci Beaucoup Jean Loup !! Il y a des rencontres qui marquent. Hung en fait partie. Je suis heureuse que tu aies aimé son portrait.
      Baloo et moi pensons fort à toi.
      Bises de nous deux.

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